De quoi le Zentrum fir politesch Bildung est-il le nom ?

« Jiddereen ass bannendran e klenge Politiker »

d'Lëtzebuerger Land vom 21.10.2016

Lors de la remise de clés symbolique vendredi dernier au ministère d’État, le Premier ministre Xavier Bettel (DP) a situé le Zentrum fir politesch Bildung (ZpB) dans un contexte pré-apocalyptique évoquant des « conflits idéologiques, plus forts que jamais », des « extrémismes et populismes » et des « idéologies fondamentalistes ». Il a mis en garde contre les dangers des mêmes médias sociaux qu’il avait su exploiter pour construire sa notoriété publique. Les citoyens auraient du mal à « faire la distinction entre vérité et mensonges ». Très souvent, se plaignait le Premier ministre post-moderne, il serait confronté à la phrase « Je l’ai lu sur Facebook ». Les chevilles ouvrières du ZpB sont Michèle Schilt et Marc Schoentgen, qui a été nommé directeur. Ils sont censés lutter pour que le pays ne se transforme pas en « société post-factuelle », pour reprendre l’expression utilisée par Claude Meisch lors de la conférence de presse. Les deux professeurs ont travaillé dans l’enseignement secondaire technique et ont tous les deux étudié l’histoire. (Schilt a écrit sa maîtrise sur le rire chez les chrétiens antiques, Schoentgen sur la collaboration économique durant l’Occupation, sujet sur lequel il prépare actuellement un doctorat.)

Ils sont supposés développer un langage pour inciter les jeunes à la participation politique, fournir du matériel didactique et rassembler les initiatives éparses. Sur ce dernier point, cela commence mal. Le groupe de travail planchant sur la nouvelle matière « Vie et société » ne s’est ainsi pas concerté avec le groupe de travail chargé d’élaborer le « Zentrum fir politesch Bildung ; alors même que les chevauchements entre les deux initiatives sont évidentes. Concrètement, l’activité du ZpB devrait se limiter à l’édition de brochures, la production de clips éducatifs, les visites au Parlement ou l’organisation de quelques concours et conférences. (En janvier, Michèle Schilt et Marc Schoentgen avaient ainsi fait un exposé à la Foire des livres pour enfants sous le titre : « Jiddereen ass bannendran e klenge Politiker ».)

Le ZpB se veut politiquement neutre et autonome et les ministres ont souligné qu’en remettant les clés, ils renonçaient à toute ingérence. (Même si la moitié des administrateurs qu’ils ont nommés proviennent de leurs ministères.) Si la forme juridique de la fondation permet d’accueillir des dons privés, elle assure aussi une stabilité – les statuts d’une fondation ne pouvant être changés sur simple décision du conseil d’administration. Mais le ZpB risquera d’être perçu comme un instrument des « vingt pour cent » pour imposer leur vision aux « quatre-vingt pour cent ». « Cette impression, la composition du conseil d’administration doit l’éviter », estime Nico Meisch. Ancien premier conseiller de gouvernement en charge de la jeunesse, il a eu comme mission de trouver les futurs membres du CA, dont il a fini président. Nico Meisch n’a aucun lien de famille avec Claude Meisch, qui, en blaguant, a expliqué avoir fait un « test génétique » pour s’en assurer dès son arrivée au ministère.

La liste des neuf administrateurs (tous Luxembourgeois) donne pourtant l’impression d’un portrait de famille. Le petit milieu des libéraux de gauche s’y retrouve entre soi. Côté ministères, citons ainsi Alex Folscheid, fidèle soldat du parti et majordome de Claude Meisch, ou encore Anne Heniqui, vice-présidente de la Commission consultative des droits de l’Homme et recrutée récemment par le même ministre de l’Éducation. Côté « société civile » ce sont les figures médiatiques habituelles : l’ancien président de l’Asti, Serge Kollwelter, et Blanche Weber, présidente du Mouvement écologique – et, pour faire bonne mesure, Djuna Bernard, une jeune cadre verte connue pour avoir créé la page Facebook « Refugees Welcome to Luxembourg ». Une des premières tâches du nouveau CA sera de coopter des candidats pour les trois postes restés vacants. Nico Meisch sait qu’il devra exécuter un improbable numéro d’équilibriste. Il s’attend à « une dure discussion » : « Prendra-t-on quelqu’un du mouvement des femmes, des syndicats, du patronat, des médias, de la Justice, de la Chambre des Métiers ? » Les administrateurs, qui devront fixer les lignes directrices du ZpB, sont nommés en nom personnel – ils ne sont donc pas censés représenter leur ministère ou organisation. Ils siègeront pour cinq ans, donc au-delà des prochaines échéances électorales.

Ces dernières cinq années, Catherina Schreiber, chercheuse à Uni.lu, a étudié les curriculums de l’école luxembourgeoise, dont ceux de l’instruction civique. Dans sa thèse de doctorat soutenue en 2014 (Curricula and the Making of the Citizens), elle explique comment, au fil du long XIXe siècle, l’école se donnait comme mission d’éduquer ses élèves en bons citoyens catholiques. « Den Zögling schon frühzeitig zum Gehorsam gegen das Gesetz erziehen » et lui inculquer « Liebe für König und Vaterland, Achtung, Vertrauen, Folgsamkeit und Redlichkeit gegen Vorgesetzte », c’est en ces termes que, dans les années 1840, le Luxemburger Schulbote définissait le rôle de l’école.

La loi scolaire de 1912 introduit l’« instruction civique » comme matière obligatoire. L’État veut montrer aux élèves leur place dans le « Recht-und Pflichtstaat » et leur transmettre « toutes les vertus chrétiennes, civiles et sociales ». Les manuels sont imbus de paternalisme et les questions sociales sont posées en termes moraux. Dans les années 1920, le Luxemburger Kinderfreund met ainsi en garde contre l’alcoolisme, source de tous les vices du prolétariat : « Würden alle ihr sauer erworbenes Geld sparen, so wäre einem großen Teil des Elends in der Arbeiter-welt abgeholfen ». Sur le manque de logements, le manuel note, sèchement : « Wo viele Arbeiter zusammenströmen, da kann eben nicht wie auf dem Dorf jeder eine schöne Wohnung haben. » Aux filles, on enseignait des « valeurs » comme la propreté, la ponctualité, l’alimentation saine et les bienfaits de la rigueur budgétaire.

Si, il y a cent ans, l’École normale voulait recruter « echte Patrioten » et autres « echte Luxemburger », les temps ont changé. Pour son travail de candidature de 2012, Michèle Schilt a demandé à 25 enseignants en instruction civique de classer treize objectifs par ordre d’importance décroissant. Les trois finissant en fin de liste furent « la loyauté à la constitution », « la participation au niveau local » et, enfin, « le patriotisme. » (Dans le top trois on retrouve « l’esprit critique », « la connaissance des institutions sociales, politiques et sociétales », et les « droits et devoirs ».) Après la Seconde Guerre mondiale, les cours d’instruction civique chantèrent les louanges de la construction européenne, avec, en arrière-fond, la célébration du culte marial et de la monarchie (Grande-Duchesse mir hun Iech gier fut le titre d’un texte sorti en 1963 par la Fédération générale des instituteurs). En parallèle, des voix s’élèvent (notamment dans les colonnes du Land), pour réclamer une démocratisation du système éducatif et une place plus importante pour l’éducation civile. Autre continuité, ce besoin est justifié – depuis un demi-siècle – par une prétendue accélération des changements de société. Dans les années 1970, la conservation de l’environnement s’ajoute au « canon des valeurs », même si elle reste teintée de xénophobie. Catherina Schreiber cite ainsi un passage du manuel École et vie édité en 1976 : « Ich wanderte in den Wald. He, was war das: Papiere, leere Dosen und Bierflaschen. […] Auf der Dose entdeckte ich ein Preisschild in holländischer Sprache. Auch das Papier trug eine holländische Schrift. Feine Manieren, diese Touristen, dachte ich mir. Wie kann man so den Wald verschandeln ? »

Tout au long du siècle et demi passé, l’instruction civique a exprimé l’idéologie dominante de son époque. Schilt et Schoentgen parlent beaucoup de processus, de pédagogie et de formats. Or, interrogés sur les contenus politiques, ils sont mal à l’aise. Pour Marc Schoentgen, la question des valeurs serait un « gliddegt Eisen ». Estimant le terme trop proche « des religions et des idéologies », il préfère parler de « points de référence », comme la Constitution ou la Déclaration universelle des droits de l’homme. Dans son travail de stage, Michèle Schilt tergiverse sur la question des « valeurs » ; celles-ci ne seraient pas fixes, voire parfois en contraction. Puis de résoudre la question en se référant à « un consensus » qui existerait « dans le monde occidental » et dans lequel elle inclut l’égalité, la liberté, la tolérance, la réciprocité et la « Wahrheitsliebe ». Et de conclure : « Obwohl der Lehrer sicher nicht das Recht hat, Schülern Werte ‘aufzuzwingen’, so ist es im allgemeinen Interesse der Gesellschaft, dass die Schüler die oben genannten Werte verinnerlichen. In dem Sinne dürften Lehrer verschiedenen Werten gar nicht neutral gegenüber stehen. »

« Ces murs qui séparent l’école et la politique doivent être démolis », disait le président du Parlement Mars Di Bartolomeo (LSAP) en décembre 2014 lors d’un débat organisé par Forum. Or, au Luxembourg, l’école s’est traditionnellement perçue comme un lieu protégé de toute immixtion politique. Comme le relève Catherina Schreiber, cette méfiance est ancrée dans l’expérience de l’Occupation. En juin 1966, le Luxemburger Wort écrivait ainsi : « Prinzipiell darf man sich die Frage stellen, ob es überhaupt möglich ist, die Massen politisch zu bilden. Wenn ja, ob diese Bildung nicht ipso facto in eine regelrechte ideologische Schulung ausarten muß, wie wir Luxemburger sie noch in schlechtester Erinnerung haben. »

On constate une fracture sociale dans les curriculums. Le manuel Instruction civique utilisé au lycée « classique » se lit comme un aide-mémoire pour les examens-concours de la fonction publique. (Entre 1947 et 1992, les élèves devaient apprendre par cœur et recracher une version allégée du grand classique Principes élémentaires de droit public luxembourgeois, écrit par le juriste et diplomate Pierre Majerus.) Le manuel donne une vue pétrifiée des processus politiques qu’il réduit aux institutions. Le citoyen en est quasiment absent. Le texte est subdivisé en chapitres qui traitent de la constitution, des « organes représentatifs des pouvoirs publics », des « organes consultatifs des pouvoirs publics ». Cette partie est suivie d’une histoire idéalisée de l’Union européenne et des « pères fondateurs » chrétiens-sociaux, de Schuman à Juncker.

Les élèves de l’enseignement technique, traditionnellement soupçonnés d’être plus réceptifs aux tentations de radicalisation, disposent d’un manuel (Éducation à la citoyenneté) plus récent et plus pédagogique. Le livre, auquel Michèle Schilt a collaboré, pose ainsi la Gretchenfrage : « Qui détient le pouvoir au sein de l’État ? » sans prétendre à une réponse définitive. Dans le chapitre « identité et histoire », on cite côte à côte des extraits du député nationaliste Fernand Kartheiser (ADR) et de l’historien constructiviste Pit Peporté. À 18 ans, de nombreux élèves peuvent choisir la nationalité luxembourgeoise. Selon Michèle Schilt, le cours « Connaissance du monde contemporain » donnerait lieu à des discussions en classe à ce sujet : « Ceux qui sont nés ou vivent depuis longtemps au Luxembourg et qui articulent la question de la double nationalité disent : ‘Natierlech ginn ech Lëtzebuerger !’ Dans le lycée technique, ceci est au fond normal pour eux. Je dirais qu’au sein de l’école, cela se passe de manière beaucoup plus aisée qu’on ne le pense à l’extérieur. »

Le « désintérêt » des jeunes pour la politique est un préjugé qui a la vie dure. Ainsi, en juillet 1968, en pleine insurrection étudiante mondiale, le Wort qualifiait la plupart des étudiants comme « unpolitisch oder nicht engagiert ». Les vingt dernières années, le Luxembourg a connu des irruptions contestataires cycliques : du « Jumbo-Streik » (1994) à la grève contre la réforme des bourses étudiantes (2014), en passant par le Walk-out contre la guerre en Irak (2003) et la mobilisation contre le projet de loi 5611 (2006). Parfois virulentes, souvent massives et toujours inattendues, ces mobilisations ont éclos en-dehors d’un encadrement par des structures syndicales ou politiques constituées. Pour les cadres, elles furent des poussées de politisation. Or, fonctionnant sur le mode de cliques d’amis – avec ses hiérarchies d’autant plus exclusives qu’elles sont informelles–, les mouvements de jeunes restèrent éphémères.

Nico Meisch dit avoir voulu éviter l’appellation « centrale » pour ne pas susciter l’attente que le ZpB soit « seul responsable » de la formation politique. La plus-value du ZpB est incertaine ; elle risque d’être modeste. Bien qu’inspiré par la puissante Bundeszentrale für politische Bildung (BpB) – dont il a adopté les principes-directeurs comme l’interdiction d’endoctrinement (Über-wältigungsverbot), l’approche par la controverse et l’orientation par l’élève –, le ZpB, avec ses cinq collaborateurs et son budget annuel de 410 000 euros, n’aura pas les moyens pour accomplir ne serait-ce qu’une fraction du travail de celle-ci. Il lui en manque les ressources, les bases intellectuelles et la tradition historique. Fondée en 1952 pour dénazifier la population, la BpB constitue aujourd’hui une plateforme qui met à disposition des milliers d’articles et d’ouvrages de référence – souvent à un tiers du prix de l’édition originale – sur les sujets les plus divers. Derrière, tourne une machine employant des centaines de collaborateurs.

Si ZpB veut fournir une « analyse réfléchie », la lutte contre le populisme (ou la radicalisation islamiste) ne compterait pas « explicitement » parmi ses missions, dit Michèle Schilt. Les réseaux sociaux, en court-circuitant les intermédiaires traditionnels, donnent l’illusion de la démocratie directe. Le centre veut-il investir cet espace affectivement chargé et y occuper un espace d’expression ? Schilt et Schoentgen ne se voient pas passer leur temps à produire un contre-discours sur Facebook, Twitter ou dans la section de commentaires de Rtl.lu, ne serait-ce que faute de moyens. Quant à Nico Meisch, il dit ne pas vouloir « monter dans le bac à sable ».

Bernard Thomas
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