À l’occasion de la sortie en salle des deux derniers volets du triptyque que Nicolas Philibert a réalisés en milieu psychiatrique, nous avons rencontré sa complice Linda De Zitter. Psychologue et psychanalyste, elle fait partie de l’équipage de l’Adamant, ce centre de jour installé sur une péniche, en quai de Seine, où Philibert a tourné Sur l’Adamant, récompensé de l’Ours d’or à la Berlinale 2023. Ou comment l’art du documentaire rencontre celui du soin
d’Land : Revenons aux origines de votre collaboration. Comment avez-vous rencontré Nicolas Philibert ?
Linda De Zitter : J’ai rencontré Nicolas Philibert lors du projet de La Moindre des choses, au début des années 1990, dans le contexte de la clinique psychiatrique de La Borde, où je travaillais. C’était peu après la mort de Félix Guattari. Depuis, c’est un voisinage dans la vie et dans le travail que nous menons. On a ensuite travaillé ensemble sur L’invisible (2002), un entretien avec Jean Oury, fondateur de La Borde, et plus récemment sur le triptyque composé de Sur l’Adamant (2023), Averroès et Rosa Parks (2024) et La machine à écrire et autres sources de tracas (2024).
Une citation de Fernand Deligny ouvre Sur l’Adamant : « Et surtout, n’oubliez pas les trous. S’il n’y a pas de trous, où voulez-vous que les images se posent ? Par où voulez-vous qu’elles arrivent ? ». J’imagine qu’elle n’est pas anodine...
Tout à fait. Deligny a été accueilli à La Borde à un moment donné. C’est un ami, une « présence proche », comme il le dirait, issu du même paysage. Il y a cette idée de désintentionnaliser le soin qui pourrait très bien s’appliquer au cinéma de Nicolas Philibert. Celui-ci dit souvent qu’il n’y a pas de message, ni d’intention particulière dans ses films. Pour moi, cette citation de Deligny résonne par le fait que filmer, c’est aussi choisir ce que l’on ne montre pas, ce que l’on ne filme pas. Cela va à l’encontre de cette logique de la transparence et du tout visible que l’on trouve si souvent au cinéma. Le champ de vision se structure à partir d’un point aveugle. Nicolas Philibert a dit qu’il avait trouvé, à La Borde, le langage pour parler de son travail. Il utilise par exemple l’expression « programmer le hasard », qui veut dire que l’on essaie de réunir toutes les conditions pour que quelque chose puisse apparaître. Il y a une vraie rencontre entre une logique de soin et une logique de cinéma, deux logiques finalement assez proches.
Vous avez participé à la création de l’Adamant, ce lieu singulier installé sur les bords de la Seine. Pouvez-vous retracer l’émergence de ce lieu et nous expliquer comment des patients ont pris part à sa conception ?
On peut penser que la singularité de ce lieu, c’est son emplacement sur une péniche et son architecture unique. Bien sûr que cela y contribue, tout comme cela participe à soigner par l’ambiance et à prendre soin de l’institution afin de pouvoir soigner les autres ensuite. L’idée de départ tient au désir bien décidé de notre chef de service de l’époque, Éric Piel. On est au début des années 2000, en plein changement politique dans le champ du social et de la psychiatrie : on commence à parler de « gouvernance », de « réduction des moyens », de « fusion des services »… Deux secteurs vont devoir fusionner, ce qui créé des tensions. On se retrouve ainsi dans un lieu inadapté, exigu, qui coûte excessivement cher, au-dessus d’un Foot Locker, à Châtelet (Paris). On peut d’ailleurs se poser la question : pourquoi les « fous » et ceux qui s’en occupent se retrouvent toujours dans des lieux moches, inadaptés et en dehors de la ville ? Il se trouve que Éric Piel habitait lui-même sur une péniche et qu’il avait envie de partager son expérience. Il a dû convaincre l’hôpital et les pouvoirs publics. Une agence architecture spécialisée dans les bâtiments flottants a été contactée, puis on a fait régulièrement des réunions de travail entre architectes, patients et soignants. Les architectes nous ont demandé de décrire l’endroit que nous voulions, mais sans recourir à des termes spatiaux : qu’est-ce qui est utile pour nous, de quoi avons-nous besoin ? Ce que les architectes ont traduit ensuite en termes d’espace. La seule chose que nous avons ajoutée, ce sont deux bureaux. Dès la conception, cela a été un travail collectif, un geste que Félix Guattari aurait qualifié d’« écosophique », tant il en va d’une articulation entre l’écologie environnementale, sociale et psychique. On a donc été inclus dans ce projet en tant qu’acteurs, ce qui a contribué à soigner l’ambiance de la tension qui régnait alors. Le principe de co-construction était donné. Et l’Adamant a ouvert ses portes en 2010.
Les trois films, Sur l’Adamant, Averroès et Rosa Parks et La Machine à écrire et autres sources de tracas ont tous été réalisés avec votre complicité. De quelle façon avez-vous pris part à leur fabrication ?
Depuis La Moindre des choses (1995), il y a véritablement entre nous un voisinage, une relation affinitaire, dans la vie comme dans le travail. Nicolas Philibert a entendu parler de l’Adamant bien en amont de sa réalisation. Nous avons échangé sur beaucoup d’aspects : de l’idée à l’écriture du projet, jusqu’au montage et à l’accompagnement de Nicolas lors des débats en salle. Pendant le tournage, nous avons regardé des images, réfléchi au montage. Il me demandait ce que j’en pensais, ce qui ne veut pas dire que si je trouvais la scène trop longue, il allait l’écourter ! Certains choix qui correspondent à un souci de ma part du côté du soin rencontrent les choix logiques et éthiques de son cinéma. Et puis il faut bien dire que La Moindre des choses est devenu un film mythique dans le milieu de la psychiatrie. Ce qui l’a aidé à venir à l’Adamant. Il y a huit ans environ, Nicolas Philibert avait été convié à l’atelier « rhizome » où l’on invite régulièrement des cinéastes, des peintres et des musiciens à présenter leurs travaux. Il était sorti de cet atelier très stimulé par les questions qui lui avaient été posées, par leur acuité et la franchise des échanges. À partir de ce moment-là, il a eu envie d’y faire un film.
En tant que psychologue, quels sont les bienfaits que vous pouvez mettre au compte de la médiation artistique dans la relation d’accompagnement et de soin ?
À l’Adamant, on accueille des personnes pour lesquelles tout ce qui est évident pour nous est entravé pour eux : se lever, se laver, s’habiller, se nourrir, se mettre en mouvement... Il faut donc relancer un désir, impulser un élan. Les personnes que nous accueillons ont besoin de s’appuyer sur des équipes, des lieux, des ambiances, pour pouvoir être réanimées, revitalisées. Cela passe souvent par des détours, car il n’est jamais facile de parler directement de son monde intérieur. Les ateliers artistiques que nous animons à l’Adamant sont des prétextes pour instaurer un lien social et se découvrir, à l’occasion, de réelles compétences et éventuellement les faire fructifier – ce qui peut relancer cet élan vital. Ensuite, il sera possible d’engager des projets désirants, culturels, sociaux, familiaux et de travail. Mais il faut restaurer le lien social avant tout.
Est-ce que Sur l’Adamant et Averroès et Rosa Parks ont été montrés aux patients qui y figurent ? Y aurait-il une vertu thérapeutique au fait d’être spectateur d’un film dont on est aussi l’acteur ?
Nicolas Philibert montre toujours son film d’abord à celles et ceux qui l’ont composé. Frédéric Prieur, que l’on voit dans Sur l’Adamant, a eu une parole magnifique lors d’une séance : « Vous nous avez élevés au statut de personnages de cinéma et quel cinéma ! Vous ne nous avez pas trahis », a-t-il dit. Je ne sais pas si c’est thérapeutique, et l’on ne peut pas répondre pour tout le monde à cette question. Dès lors que vous introduisez une caméra en psychiatrie, vous êtes confronté à la question de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas, de ce qui relève de la réalité, intérieure ou extérieure… Tout cela vient soutenir un travail de réflexion. Beaucoup de patients ont dit qu’ils espéraient que le film modifie les représentations à leur endroit. D’autres se sont demandé si le film allait davantage les stigmatiser, du fait qu’ils pouvaient désormais être reconnus dans la rue. Si vous entendez par thérapeutique ce que j’entends en tant qu’analyste – c’est-à-dire remettre en mouvement là où ça peut stagner –, je pense que cela produit cet effet.
Se pose enfin la question éthique de filmer des êtres fragiles, à la lucidité parfois vacillante. Comment est-ce que Nicolas Philibert s’y est pris ?
Nicolas Philibert, qui était donc déjà connu des soignants et des cinéphiles de l’Adamant pour avoir pris part à l’atelier rhizome, nous a fait part de son désir de filmer des patients, de son envie d’être avec eux. Il a expliqué son projet, et a pris des précautions : si un tel ne voulait pas être filmé, il suffisait de le dire. On pouvait être filmé un jour, et le refuser le lendemain. On pouvait sans problème revenir sur sa décision. Très peu de gens ont décliné parmi les patients et les soignants. Nicolas Philibert fait un cinéma de la rencontre, et le film est le résultat de ce tissage relationnel. Le film raconte cela aussi.