Lors du récent Luxembourg City Film Festival, ce généreux festival qui se jette dans les bras du public depuis quatorze ans, j’ai pu enfin calmement rencontrer le réalisateur mauritanien, Abderrahmane Sissako. Il présentait son nouveau film Black Tea, exactement dix ans après Timbuktu qui fut primé à Cannes, aux César et nommé aux Oscars. Cette fois, le film est coproduit par les Luxembourgeois de Red Lion, d’où la présence du réalisateur, tout juste après la Berlinale où le film a été présenté pour la première fois.
Black Tea est un film très particulier, pas seulement parce qu’il s’agit d’une sorte de conte philosophique africain contemporain, mais aussi parce qu’il est subtilement politique et magistralement esthétique tant au niveau photographique que sonore. Il se déroule en grande partie en Chine, à Guangzhou, où une jeune Ivoirienne émigrée tombe amoureuse d’un Chinois plus âgé qu’elle. Aya, cette belle jeune femme, pétrie de réflexion et de patience est admirablement incarnée par la Française Nina Mélo. On se retrouve aussi en Côte d’Ivoire et Cap Vert. On entrelace les histoires des uns et autres, l’amour se crée peu à peu, comme un nouveau petit pays. Black Tea sorti ce mercredi au cinéma est une cérémonie de thé, une cérémonie humaniste. Son auteur et réalisateur, Abderrahmane Sissako navigue à travers les interprétations que l’on peut donner, mais il arrête son beau regard et sa sensibilité avec précision sur les faits réels qui créent l’Histoire en général et dont découle son film.
D’Land : Abderrahmane Sissako, merci de prendre ce temps pour me parler de votre monde. Comment il va aujourd’hui le monde, d’ailleurs, d’après vous ? Ce monde binaire où chacun doit choisir son camp.
Abderrahmane Sissako : Il est binaire, c’est vrai. Ce que je vais vous dire sur le monde d’aujourd’hui, c’est un point de vue d’un Africain puisque je vis en Afrique. Le monde va mal depuis longtemps. Aujourd’hui on résume ce qui va mal à la guerre proche, entre la Russie et l’Ukraine. Cependant, il y a toujours eu des déstabilisations, des guerres. Ce qui se passe au Soudan par exemple, c’est terrifiant parce que c’est presque comme dans une famille, deux camps qui se font une guerre impitoyable. Pour moi, la Russie et l’Ukraine c’est un peu semblable, ce sont des guerres fratricides. Et ce qui est regrettable de nos jours, c’est que la diplomatie semble presque inexistante au milieu de toutes ces déchirures. C’est seulement la force ou la violence qui se parlent en ce moment.
On ne parvient plus à se parler ?
Récemment j’ai regardé une émission à la télévision, dans ma chambre d’hôtel. Sur le plateau, on expliquait combien de chars il faut à l’Ukraine, combien de missiles, combien de munitions. Mais ces chars quand ils arrivent, ils ne tuent pas des feuilles mortes, ils tuent des êtres humains. Il n’y avait plus d’autres paroles possibles que celles qui sont en lien avec la force, la violence, les armes et les sanctions. Je crois qu’on ne parvient pas à se projeter. Est-ce que la violence est la méthode pour vivre, pour avancer ? Moi, bien sûr, je n’ai pas de solution, je ne suis qu’un observateur des choses, de loin, à vrai dire. Mais je trouve que les choses sont mal parties dès le départ et bien évidemment il faut se dresser contre l’attaque de Poutine sur l’Ukraine, mais alimenter la guerre est-ce bien la meilleure façon de le faire ? Je pense vraiment qu’il faut se reparler, se rencontrer à nouveau.
Votre film Black Tea, a-t-il porté ce titre dès le départ ?
Non, il portait un autre titre. C’est souvent le cas pour mes films. Il s’appelait La Colline Parfumée. C’est le nom d’un restaurant à Bamako. J’y allais pendant le tournage de Bamako. Ce restaurant est tenu par un Malien et une Chinoise. Et la Chinoise a fait venir ses parents. Une histoire d’immigrés. À travers ce genre d’endroit, un nouveau monde est en train de se créer. Un monde qu’on ne voit pas ici, mais un monde qui n’arrêtera pas à se développer. Et il y a cette rencontre entre deux cultures. Il y a aujourd’hui beaucoup de Chinois qui vivent sur le continent Africain.
Cette rencontre est l’idée principale de votre film. Et cette rencontre devient de plus en plus fluide au fil du récit. Votre film me fait penser à une rivière qu’on renature. Au début, il y a des scènes, l’une après l’autre, elles arrivent comme ça, c’est un peu décousu mais rapidement ça se fluidifie et puis ça coule tranquillement.
Oui, c’est tout à fait ça. On se rencontre et on se parle. Ils se rencontrent et ils commencent à se parler.
Nous avons commencé à parler de géopolitique et de philosophie et de la difficulté de se parler. Et vous nous prouvez, à travers vos films, que le dialogue est possible et qu’il peut être bienveillant malgré tout, malgré les différences, le racisme, la violence. Vous y croyez et vous le montrez…
C’est tout à fait ça. C’est-à-dire que l’autre t’apporte toujours quelque chose. Mais voilà, il ne faut pas considérer l’autre dans une comptabilité économique. Combien il nous faut d’immigrés pour le travail, combien il me rapporte, cet être humain… De toute façon, ce que nous vivons, ce dont nous sommes témoins est une toute petite parenthèse de ce qu’est l’humanité. Mais pour moi, il existe des réalités, celle par exemple qu’on devient plus riche humainement par l’autre, parce que nous-mêmes nous ne sommes que le fruit de ces rencontres, de ces voyages. De ceux qui sont partis et qui ont rencontré les autres, ils ont créé des familles et c’est de cette manière que se créent des nations. Voilà. Bien sûr c’est étonnant quand les couleurs de peau sont différentes ou quand les identités culturelles sont très éloignées, comme dans le film. Pour moi, c’est une nouvelle normalité qui se tisse.
Vous vouliez donc montrer dans votre film que ces contrastes qui deviennent la normalité aujourd’hui ?
Oui, quand on choisit de faire ce genre de film, de montrer exprès ce nouveau monde qui se dessine, on dit pratiquement à l’autre : réveille-toi, tu n’es pas tout seul, éveille-toi à l’autre ! Je trouve vraiment que l’Europe est fermée sur elle-même. On ne voit pas le reste du monde. On pense même que là-bas c’est le malheur. Alors que non, il y a de vraies dynamiques de vies sur le continent Africain ou en Amérique du Sud. Les gens vivent, les gens sont heureux. Le principe du bonheur, ce n’est pas forcément ce que je gagne chaque mois ou ce que j’achète. Ce sont d’autres valeurs qui existent et c’est un capital. Le capital humain existe et dans trente ans, l’Afrique sera le continent le plus peuplé du monde. Trente ans, ce n’est rien et c’est important dans la progression du monde. À cela s’ajoute que l’Afrique est un continent riche. Elle a besoin de l’autre mais l’autre a beaucoup plus besoin de l’Afrique. Cela ne veut pas dire que l’Afrique sera meilleure que le reste du monde. Mais il faut, je crois, commencer à sortir de son chez-soi et voir quel monde est en train de se construire : un nouveau monde.
Nos réactions se basent sur l’ancien monde, nos guerres par exemple et nous n’anticipons pas, nous ne sommes pas assez attentifs de l’avenir possible. Cette vision est transposée dans Black Tea ?
Oui, il y a Aya avec son ouverture d’esprit et son refus, son « non » très fort qu’elle balance à sa propre société, à son propre monde et elle part à la rencontre, dotée de toute sa patience. Elle veut connaître l’autre, mais elle veut le connaître et le comprendre. Elle est émancipée. Les femmes dans Black Tea sont toutes émancipées, mais après un abandon, une douleur qui leur est arrivée à toutes. Toutes ces femmes se reconstruisent et pour moi cette lecture du film est importante. En général, chacun apprend à se connaître et donc les personnages du film n’ont pas de particularités mais des différences et s’ils ont des différences, c’est finalement quelque chose de bien. Il y a des secrets, mais on les porte les uns avec les autres ou les uns pour les autres.
Vous créez une petite société presque parfaite. Idéalisée. Les personnages féminins se témoignent beaucoup de bienveillance entre elles, les personnages masculins aussi. Et il y a presque une adelphité rêvée qui apparaît, les femmes, les hommes, il y a un dialogue, une entraide. Il y a l’écho du monde extérieur, on l’entend, mais il ne bouleverse pas le petit monde qui se crée. Et de ce fait, je vois comme un cinéaste philosophe qui signe un conte philosophique. Est-ce que cela vous convient ?
C’est votre analyse, votre interprétation, mais oui, cela me convient, vous pouvez dire cela. Cependant un artiste n’a pas une identité, préétablie, on la lui donne. Il a un destin, comme tout le monde. C’est universel. Je pense qu’il n’y a que des destins liés au lieux et aux rencontres, on naît à un endroit, avec une famille, on passe par d’autres endroits, on se crée d’autres familles. À cela s’ajoute qu’il y a un partage de valeurs, et les valeurs elles se retrouvent partout, pas seulement dans une partie du monde, elle se transmettent. La création est une chose mais la transmission, c’est tout aussi essentiel. Le partage. Le repositionnement aussi. Comme actuellement en Afrique. Il y a des révoltes nécessaires.
Achille Mbembé, philosophe et historien camerounais parle même de soulèvement nécessaire, mais aussi de nécropolitiques en analysant l’histoire coloniale.
Oui, l’armée française a quitté le Mali, le Burkina, le Niger… Ils s’en vont, parce que c’était anormal que la France veuille aujourd’hui encore « faire le bonheur » de ses anciennes colonies. Les peuples n’en veulent pas de ce bonheur. La France a eu d’ailleurs l’intelligence rapide finalement (au regard de l’histoire contemporaine) de retirer ses troupes. Elle a compris. Maintenant, il faut du temps, du partage, de la patience et les Africains savent que c’est à eux de se retrouver après ce long temps colonial. Ils savent aussi que ce ne seront ni les Russes ni les Chinois qui « feront leur nouveau bonheur », surtout pas en s’imposant. Il faut que les Africains se soulèvent et ils se soulèvent. Au milieu de tout ça, il y a des rencontres et de nouveaux mondes qui se créent.
Un nouveau monde qu’on peut observer déjà dans Black Tea.