Quand le gouvernement tarde à solder l’affaire des comptes dormants des juifs apatrides du Luxembourg

Restitution

d'Lëtzebuerger Land du 20.11.2020

« Wealthy Luxembourg is western Europe’s last Holocaust restitution deadbeat », titrait The Times of Israel le 22 avril 2019. Le dossier des comptes ouverts par les Juifs résidents du Grand-Duché avant la Deuxième Guerre mondiale et en déshérence aujourd’hui nuit à la réputation du Luxembourg dans la communauté israélite. 75 ans après le conflit mondial, des banques luxembourgeoises n’ont pas soldé leur lourd passé et des comptes aux bénéficiaires perdus dans le fracas d’un génocide hantent toujours leurs bilans. Mais, selon les informations du Land, le dossier bouge, notamment sous la pression américaine. Il s’agit de lever les obstacles techniques, juridiques et surtout les craintes liées à la renommée des entreprises concernées. Les négociations sont d’ailleurs menées sous le radar pour essayer de se sortir d’un passé peu glorieux. 

La loi luxembourgeoise de 1950 qui avait organisé l’indemnisation des dommages de guerre se dirigeait exclusivement vers les nationaux et excluait de fait 75 pour cent des Juifs qui vivaient ici avant l’invasion nazie du 10 mai 1940. D’autres pays ouest européens ont aussi écarté des victimes juives de leur régime de réparations après-guerre, mais ils ont revu leurs dédommagements au cours des dernières décennies. Le Luxembourg a réagi tardivement et timidement. Au début des années 2000 (à l’initiative du député Ben Fayot, LSAP), le gouvernement de Jean-Claude Juncker (CSV) a consenti la création d’une  Commission d’étude sur les spoliations des Juifs du Grand‐Duché de Luxembourg durant l’occupation nazie. Dirigée par l’historien Paul Dostert, sa mission a consisté à « étudier les conditions dans lesquelles les biens immobiliers et mobiliers appartenant aux Juifs résidant au Luxembourg au début de la Deuxième Guerre mondiale ont été spoliés sous l’occupation ». Elle a aussi passé en revue l’ampleur des restitutions (le cas échéant) et les dédommagements accordés aux victimes et à leurs héritiers. La Commission Dostert a enfin livré des recommandations, en sus de chiffres glaçants. Sur les 3 900 résidents juifs en 1940, une grande majorité était des réfugiés allemands, autrichiens, polonais ou tchèques. 3 049 auraient quitté le pays entre le 10 mai 1940 et le départ du premier convoi parti le 16 octobre 1941 vers les camps. Sur les 816 Juifs restés au Grand-Duché, seuls 139 n’ont pas été déportés (parce qu’ils vivaient dans un mariage mixte, avec un « aryen », nous explique Henri Juda, premier président de l’asbl Memoshoah). « Ceci équivaut à un taux de 92,2% de morts et 7,8% de rescapés », résume froidement le rapport Dostert. Ceux qui ont pu revenir après le conflit se sont souvent vu réserver un accueil glacial par l’administration, comme l’a noté l’historienne Renée Wagener (Land, 2.09.2016)

Certaines recommandations formulées par la commission dirigée par Paul Dostert ont vu le jour… mais il a fallu attendre l’alternance politique et l’arrivée de Xavier Bettel (DP) à l’Hôtel de Bourgogne. L’État a présenté ses excuses à la communauté juive le 9 juin 2015. La Fondation pour la mémoire de la Shoah a été créée en juin 2018, en même temps que l’érection d’un monument national entre la cathédrale et le boulevard Roosevelt sur l’emplacement de la première synagogue. D’autres recommandations tardent, cruellement. « Prévoir le versement par les banques et compagnies d’assurances des soldes des comptes dormants identifiés et d’éventuelles assurances‐vie jamais décaissées à la Caisse de consignation. Publier la liste des propriétaires des comptes dormants sur Internet afin d’identifier d’éventuels héritiers. »

Nuit et brouillard

La préconisation a fait trembler la place bancaire pendant une décennie. Les établissements ne souhaitaient pas que leur nom soit associé, le cas échéant, à tout éventuel soupçon de complicité de spoliation. En Suisse, la restitution des avoirs des comptes en déshérence avait traumatisé les banques et conduit les plus grandes d’entre elles, sous la pression des organisations israélites internationales, à la mise à disposition (en 1998) des familles de victimes la somme de 1,2 milliard de dollars. Au Luxembourg, les discussions avec le ministère d’État, en charge du dossier, et le Consistoire israélite ont été organisées avec l’UEL, pour ne pas stigmatiser les banques et inclure les assurances. Les recherches auprès de celles-ci s’étaient néanmoins avérées infructueuses. « Aucune documentation remontant aux années de guerre n’a pu être retrouvée », écrit Paul Dostert en 2009. Le rapport recense en outre 200 comptes à considérer comme dormants. 

Le montant total levé par la Commission Dostert s’élève à 25 000 euros (avec une moyenne par compte de 125 euros). Comment expliquer un si petit montant ? Paul Dostert détaille la spoliation méthodique des comptes appartenant aux Juifs entre 1940 et 1943. Ils ont d’abord été bloqués. « La Banque Internationale, la Banque Générale, la Société de Banque Générale d’Alsace, le Crédit Industriel d’Alsace et de Lorraine, ainsi que la Caisse d’Épargne furent les seules institutions financières accréditées à gérer ces comptes bloqués », note le rapport Dostert. Puis confisqués. Dostert évalue à 600 le nombre de comptes bancaires juifs confisqués par l’occupant. La spoliation totale via les banques, en incluant la liquidation des comptes titres, est estimée à 23 millions de Reichsmark. Après le conflit et suite à un jugement (d’un Juif allemand nommé Hanau) condamnant la BGL pour avoir transféré des avoirs à l’occupant, les banques ont rétabli des comptes confisqués, notamment ceux des résidents luxembourgeois à la demande expresse du ministère des Finances. Selon Paul Dostert (contacté par le Land), la Bil et la BGL avaient obtenu, dès la fin du conflit auprès de l’État, le remboursement des avoirs de clients (juifs ou non) spoliés par les Allemands proportionnellement à la part nationale du capital. Mais le nombre de comptes rétablis reste flou.

En 2014, Xavier Bettel a invité l’historien à continuer les recherches en vue d’établir des listes complètes. Dans une sorte de non-paper (sans en-tête administratif) rendu en juin 2016 juste avant son départ en retraite et publié par Woxx, Paul Dostert informe que la BCEE a retrouvé 87 comptes juifs inactifs (c’est-à-dire des comptes où depuis 1942 il n’y a eu aucun mouvement pendant au moins trente ans), partant d’une liste de 211 noms de propriétaires de 221 comptes confisqués par l’occupant allemand. La Bil a retrouvé deux comptes juifs inactifs (y inclus des comptes de titres) partant d’une liste de 225 noms. Au total les comptes de la BCEE et de la Bil valent aujourd’hui 42 000 euros. La BGL n’a retrouvé aucun compte inactif partant d’une liste de 145 noms. Concomitamment, Paul Dostert relève que la Bil (et « plus que probablement les autres banques » aussi) rejette la « responsabilité morale » de la confiscation des titres par les Allemands, posture adoptée selon l’historien pour ne pas avoir à offrir de remboursement.

Entre nous

Le corpus juridique encadrant la responsabilité et la gestion des comptes dormants s’avère light. Il se limite au droit commun et à une circulaire de la CSSF datant de 2015, émise quelques mois après la résurgence de la polémique. Entre cette date et 2019, les réunions des parties n’ont pas donné de résultats. La venue d’un Special Envoy for Holocaust Issues,Thomas Yazdgerdi, a débouché sur la création d’une sous-commission pour examiner la question de la restitution, notamment « la restauration de l’accès aux comptes dormants ». Le représentant du département d’État s’était d’ailleurs félicité de l’élaboration d’une loi ad hoc déposée en 2018 par le ministère des Finances au Parlement. Celle-ci ne mentionne pas spécifiquement la question des comptes des Juifs apatrides. Mais l’avis (négatif pour un problème d’obligation imposée à la Caisse des consignations) du Conseil d’État rendu en mai 2019 oui. Les Sages mettent le doigt dans la plaie. « Sont notamment visés les fonds déposés sur des comptes de titulaires juifs disparus pendant la Deuxième Guerre mondiale. (…) Les auteurs prévoient la possibilité d’affecter ces avoirs à la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Le Conseil d’État approuve cette proposition quant au fond. Il rappelle cependant que, jusqu’à ce jour, une analyse détaillée et scientifique sur la spoliation des biens juifs fait défaut.

Depuis, plus rien au niveau législatif. Localement, on opère en sous-marin. Le président de la fondation pour la mémoire de la Shoah et négociateur en chef pour le Consistoire, François Moyse (avocat par ailleurs), souhaite la création d’un mécanisme qui permettrait de libérer les fonds sans porter atteinte au secret bancaire. « C’est faisable », dit-il, mais il faut aux banques, notamment pour revoir l’identification des comptes, peu convaincante en l’espèce, une assurance pour qu’elles opèrent conformément à la loi ». Il en appelle à la volonté et à l’action politique, à l’image des démarches déjà engagées par le chef de l’exécutif.

On préfère d’ailleurs régler l’affaire entre Luxembourgeois, comprend-on grâce à un contact du milieu bancaire. Il convient d’éviter que des organisations israélites internationales s’en mêlent car elles pourraient réclamer des indemnités supplémentaires et nuire encore davantage à la réputation de la place en cas d’achoppement des discussions. Lors d’un passage en septembre à Luxembourg, l’ambassadeur d’Israël au Belux, David Nahshon, confiait au Land la possibilité que dans des situations ou aucun descendant ne serait identifié, il faudrait décider qui hériterait des avoirs : des organisations juives américaines, le congrès juif mondial ou la communauté juive du Luxembourg. « Une bonne partie des bénéficiaires présumés vivent aux États-Unis », avait-il poursuivi. L’ambassadeur américain Randolph Evans s’implique lui aussi lourdement. Dans une intervention vidéo réalisée le 16 octobre pour la commémoration de la déportation de Cinqfontaines, il demande un processus « backed by evidentiary bases for determining where restitution issues remain open including dormant accounts, insurance policies, and similar property right wherever they are, who they belong to, and how to return the proceeds to the rightful owners or those as appropriate under international and Luxembourg law ».

L’Oncle Sam privilégie une approche globale et brutale, quitte à viser des actifs non financiers comme l’immobilier des Juifs racheté à vils prix par les familles locales (évoqué avec une grande pudeur dans le rapport Dostert). Le consistoire opte pour la stratégie des petits-pas. Selon les informations du Land, le ministère d’État et le ministère des Finances ont préparé un courrier demandant à la CSSF d’intervenir auprès de ses ouailles pour réétudier leurs comptes dormants sur la base d’une nouvelle liste de résidents juifs aux alentours de 1940 qui s’étend à environ 5 000 noms. Deux cas de figures se présenteront alors selon le scénario envisagé. Dans l’hypothèse où les bénéficiaires et héritiers sont identifiés, alors les avoirs leurs sont restitués. Dans le cas contraire, ils alimenteront la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Notre contact au ministère d’État tempère toutefois les attentes en termes de montants du fait de la nature essentiellement nationale de la place bancaire en 1940 (a contratio de la Suisse, déjà internationale), une dizaine de banques selon le rapport Dostert. La correspondance, prévue depuis cet été, a trainé quelque peu pour lever un obstacle réglementaire (qui permettra aux banques de baser leur sondage sur base des archives). Le ministère d’État attend dorénavant la fin du télétravail généralisé pour engager la sollicitation des banques. Comme si on n’avait pas assez attendu.

Pierre Sorlut
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