Foule des grands soirs à Luxexpo ce mardi. Le patronat industriel, réuni au sein de la Fedil, conviait ses membres à sa traditionnelle cérémonie des vœux. Et ils ont répondu en nombre (850 personnes inscrites) pour assister au premier discours du nouveau chef de gouvernement, Luc Frieden. Il s’agit seulement du troisième Premier ministre accueilli dans l’arène des patrons depuis 1999 et la création de ce grand raout annuel. Le chrétien-social est attendu tel un redresseur de torts. Ses années à la tête de la Chambre de commerce rassurent sur ses préoccupations et ses compétences. Mais surtout, sa présence marque l’avènement d’un gouvernement (supposément) pro-business qui succède à un attelage où les velléités industrielles du parti libéral étaient (supposément) bridées par les partenaires verts et socialistes.
Sur scène, la maîtresse de cérémonie, l’ancienne présentatrice du journal télévisé, Nathalie Reuter, se réjouit de cette affluence qui « témoigne de l’unité et de la force de la Fedil ». L’ex-journaliste fait monter la pression : « Un AAA se joue ici (…). Les attentes en ce nouveau gouvernement sont considérables ». Neuf ministres ont été recensés (record de Superwaljoer égalé). De nombreux parlementaires s’étaient assis aux premiers rangs (Patrick Goldschmidt, DP, debout au fond, car arrivé en cours de route), aux côtés de cadres de toutes les générations, avec une communauté libérale écrasante : Henri Grethen, Joëlle Elvinger, Pierre Gramegna, Corinne Cahen, Barbara Agostino, etc. Il ne fallait manifestement pas manquer cette célébration du retour aux affaires. Les deux anciens ministres écologistes Joëlle Welfring et François Bausch, présents parmi les élus, n’ont cette fois pas joué les trouble-fêtes.
The voice Telle une MC de sport de combat, Nathalie Reuter annonce « Michèèèèèèle Detaiiiiiillle ». La présidente de la Fedil s’avance au pupitre pour d’emblée se féliciter de l’intérêt porté par les représentants politiques, mais pas que. « Bon nombre de hauts fonctionnaires ont trouvé le chemin », lance-t-elle pour mieux souligner la proximité des cadres de ministère qui ont survécu à l’alternance et qui ont longuement échangé mardi avec leurs chefs et leurs contreparties du monde des affaires, avec tous autour du cou le collier estampillé Fedil. « Monsieur le Premier ministre, mon cher Luc, nous sommes impatients d’apprendre comment votre gouvernement va mettre en œuvre votre ambitieux programme », fait savoir son ancienne camarade de lobbying, réclamant vite « des actions rapides ».
Michèle Detaille ne jette pas le bébé Bettel avec l’eau du bain. L’ancien Premier ministre aujourd’hui aux Affaires étrangères et au Commerce extérieur, excusé pour cause de voyage au Japon, a été loué pour sa « fidélité au rendez-vous ». Sur ses dix années de mandat, une seule absence a été déplorée à cet événement-phare du patronat, devenu l’unique prise de parole publique du président de la Fedil (depuis l’arrivée à la présidence de Nicolas Buck en 2016). Xavier Bettel s’était fait excuser en 2020, pour cause de conflit de calendrier. Le libéral se trouvait au Forum économique mondial de Davos. Le Vice-Premier ministre et ministre de l’Économie, Etienne Schneider (LSAP), l’avait remplacé. Juste avant de quitter le boulevard Royal. Il avait fait ses adieux à Luxexpo sous les vivats du patronat. Son successeur, Franz Fayot, du même parti socialiste, aura ensuite eu maille à partir avec le patronat qui l’accusait, avec ses collègues de gouvernement de Déi Gréng, d’avoir fait capoter l’implantation de groupes internationaux au Grand-Duché. (Etienne Schneider, qui limite sa participation aux événements publics depuis qu’il opère officiellement à son compte, était présent à la grand-messe de la Fedil.)
Ce mardi, la présidente de la Fedil s’est dite confiante en l’entregent du nouveau ministre du Commerce extérieur pour ramener des entreprises. « Mon cher Lex, vous pouvez commencer à préparer les terrains. » Sur son site internet, la Fedil érige la « neutralité politique en principe fondateur », ce depuis sa création en 1918. Sa présidente multiplie les postures entre deux chaises. Les guerres compliquent la vie des entreprises, mais la Fedil soutient « fermement les sanctions imposées à la Russie ». La décarbonation, c’est bien et nécessaire : « La Fedil souscrit aux objectifs climatiques, mais cela a aussi un coût ». Puis viennent les critères ESG (pour environnemental, sociétal et de gouvernance). « Nos entreprises européennes, petites ou grandes, entrent dans une nouvelle ère règlementaire », s’est plaint Michèle Detaille avant d’énumérer : CSRD (pour Corporate Sustainability Reporting Directive), devoir de vigilance, RGPD, lanceurs d’alerte, CBAM (Carbon Border Adjustment Mechanism). Un choix s’imposerait aux entreprises : créer un nouveau département en interne ou faire appel à un prestataire externe. Quel qu’il soit, « ce processus affecte la productivité de nos entreprises ». La Fedil adhèrerait à ces principes, « sur le fond ». Mais Michèle Detaille pose des questions (éminemment rhétoriques) : « Ces mesures sont-elles véritablement efficaces ? Est-il réellement judicieux de confier aux entreprises la tâche de promouvoir les valeurs démocratiques, de liberté et de droits humains ? Est-ce qu’on considère les difficultés à imposer ces principes au-delà des frontières occidentales ? »
Chère Christine Dans la continuité, la présidente de la Fedil souligne l’inadéquation des outils de mesure sur lesquelles se basent les politiques publiques et plus particulièrement l’inflation pour la politique monétaire. Les responsabilités sociétales (y inclus environnementales) multiplient les coûts, souligne-t-elle. Elle avance l’exemple de l’automobile mais la logique s’applique à tous les produits manufacturés. Il faut des matériaux éco-responsables, une production socialement équitable et décarbonée ou encore une performance environnementale optimisée. Le produit fini résulte de processus complémentaires. Une question pour Christine Lagarde et les banquiers centraux. « Est-il pertinent de comparer le prix d’un produit conçu aujourd’hui à celui qui a été conçu voilà cinq ans ? Est-ce le même produit » Le ton reste interrogatif. Viennent les revendications.
La Fedil attend « beaucoup » de la future Commission européenne et du Parlement issu des élections de juin, « que nous espérons non-extrémiste », ajoute la présidente Detaille. L’intéressée espère notamment que cesse l’adoption de règlements « à chaque nouvel événement ou fait économique ». Le corpus législatif est déjà « excessivement » volumineux. La présidente de la Fedil, organisation neutre politiquement salue les portes ouvertes dans le programme de coalition et espère que les mesures se concrétiseront incessamment. Aux députés et ministres, l’ancienne dirigeante politique en Belgique (du parti réformateur libéral) promet que « les applaudissements ne seront pas toujours au rendez-vous ». « Soyez néanmoins assurés qu’une majorité silencieuse saura apprécier et valoriser votre détermination, tenez-bon », demande Michèle Detaille… en plus de mesures fiscales en faveur de l’investissement, pour le logement et contre la crise dans le secteur du bâtiment.
L’attraction des entreprises, croit-elle, passe par un bon climat social, « la fiscalité » et un droit du travail moderne. Mais pas que. « La sécurité publique, la salubrité des rues et des gares, constituent aussi des facteurs d’attraction pour les investisseurs », affirme Michèle Detaille, au diapason de la coalition au pouvoir. La Fedil ne fait pas de politique, mais les nouveaux ministres et les anciens ministres dans de nouvelles fonctions suscitent l’optimisme chez la présidente du lobby qui quitte la scène sous les applaudissements.
Mime Macron Intervient ensuite Gilles Babinet, digital champion de la Commission européenne. Cet entrepreneur-penseur français a présenté une heure durant l’histoire du XXe siècle sous le prisme du progrès technologique avant de conclure sur ses promesses déçues, sauf si l’intelligence artificielle, bien encadrée, parvenait à offrir les gains de productivité tant désirés. Pour l’heure, les entreprises, gérées en mode projet, ressembleraient à des démocratures avec un petit dictateur à leur tête.
Les odeurs du buffet pénètrent déjà dans l’auditorium quand Nathalie Reuter annonce le dernier intervenant, insistant notamment sur une « tension palpable » dans la salles. « Les lignes de l’accord de coalition sont connues. Madame Detaille a présenté ses revendications. Monsieur le Premier ministre, il va répondre », introduit l’ancienne de RTL. Luc Frieden s’affiche sur scène dans un style macronien : ni cravate, ni notes. Le chef du gouvernement fait d’ailleurs rapidement référence au président français pour mettre en avant leur point commun, leur expérience de l’entreprise et plus particulièrement de la banque, comme ils ont eu « l’occasion d’en discuter », puisque les deux hommes se sont déjà vus deux fois à Paris depuis fin novembre. Luc Frieden trace en outre un parallèle troublant entre les vœux de la Fedil et l’accord de coalition. Il aurait souhaité, dit-il, que la présidente du lobby industriel prononce son discours avant la rédaction du projet de gouvernement : « J’ai toujours l’impression que Michèle Detaille nous impose ses idées. Mais j’ai également noté qu’elle est en partie satisfaite de ce qu’il y a dans le programme de gouvernement, à condition que ce soit fait rapidement. » S’en suivent des commentaires sur la situation géopolitique et macroéconomique.
Alcoholically enhanced « Si on dit compétitivité, on dit productivité ». Luc Frieden s’engage à dessiner un cadre favorable, particulièrement du point de vue fiscal. Après la « baisse d’impôts pour les ménages », suivra celle pour les entreprises : « L ’IRC va baisser au cours de la législature ». Luc Frieden promet un « coup de pouce aux entreprises » pour financer la transition écologique et digitale. Il tempère toutefois les ardeurs : « On ne pourra pas faire toutes les dépenses que les uns et les autres souhaitent. On va rester dans le déficit permis par la règle européenne. » Le chef du gouvernement a néanmoins bien entendu, « chère Michèle, les soucis dans le secteur de la construction et dans le logement ». Luc Frieden a demandé à ses ministres des Finances et du Logement, Gilles Roth (CSV) et Claude Meisch (DP), d’accélérer les travaux pour mettre en place des incitations fiscales « pour investir dans la pierre » et des « mesures de soutien aux personnes à faible revenu qui veulent acquérir ou louer une maison ». Des détails devraient être annoncés avant les vacances de Carnaval. Ces dispositions entreraient en vigueur rétroactivement, au 1er janvier 2024. Devant Marc Giorgetti (qui avait invité Luc Frieden et tout le gotha politique à une fête dans son nouveau restaurant, le Naga, quelques jours avant les élections législatives), le Premier ministre invite « les personnes qui s’intéressent à ces sujets de regarder dès maintenant où ils veulent investir ». Il faudra toutefois que le temps législatif fasse son œuvre. « Le rythme est parfois moins important que dans les entreprises. J’ai aussi du mal à m’y faire », regrette Luc Frieden avant de libérer les membres de la Fedil vers son « légendaire buffet » de nouvel an. Le sponsor Bexeb finance le bar à gin, informe Nathalie Reuter.
Prémonitoire
« Tous les scénarios présentés à la discussion dans l’enquête (de Luxembourg Stratégie) supposent ou sous-tendent une logique de décroissance. Prêcher aujourd’hui la décroissance, c’est le signe d’une abdication devant les défis technologiques, infrastructurels, écologiques et économiques à relever au cours des années à venir », avait prévenu Michèle Detaille lors de ses vœux 2023. Dans le nouvel organigramme du ministère de l’Économie, publié mardi, la cellule de prospective Luxembourg Stratégie, créée par le ministre Fayot et directement attachée à lui au sommet de la hiérarchie, a dégringolé dans la colonne des « Affaires générales », direction privée de chef(fe). Sollicité par le Land, l’ancien ministre socialiste explique avoir constaté en Commission que le nouveau boss Boulevard Royal faisait peu de cas des travaux de prospective qu’il avait placés sur un piédestal et confiés à Pascale Junker. « On comprend que Luxembourg Stratégie sera chargée de travaux sur la compétitivité à court et moyen termes, délaissant la perspective long terme et l’étude des grandes tendances pour l’économie luxembourgeoise », fait savoir Franz Fayot.
En attendant productivité
À la tribune de Luxexpo, Luc Frieden a associé productivité et compétitivité, comme dans l’accord de coalition. Michèle Detaille s’est aussi inquiétée mardi de la baisse de productivité des entreprises, ici à cause de « l’inflation réglementaire » (en termes de RSE). Le problème est agité régulièrement pour justifier des aides aux entreprises. Le Conseil national de la productivité (CNP) a livré vendredi dernier son rapport 2022-2023. L’institution présidée par Serge Allegrezza (aussi à la tête de l’Observatoire de la compétitivité et du Statec) constate « l’évolution médiocre de la productivité du travail » (PIB réel et valeur ajoutée brute par branche d’activité divisé par le nombre d’heures travaillées). Des causes sont identifiées : le recours accru au travail à temps partiel, l’extension des congés légaux et spéciaux ou encore la hausse du taux d’absentéisme. Pour y remédier, le CNP propose d’investir dans la recherche et développement (R&D), le renforcement et la reconversion des compétences de la main-d’œuvre, l’amélioration de la gouvernance d’entreprise et des compétences managériales ainsi que l’assouplissement continu du cadre réglementaire. Mais le niveau de productivité du travail reste élevé au Grand-Duché, de loin supérieur à celui des pays voisins.En cause : le secteur financier qui a une productivité 2,5 fois plus élevé que celui du total des branches. Problème, ce rapport d’une technicité déroutante informe dans une autre sous-partie que la productivité du travail luxembourgeoise augmente fortement depuis les années 1990. La raison ? le périmètre de calcul et la méthode diffèrent. Problem solved ? En 2016, la fondation Idea espérait que la prochaine création du CNP (instauré en 2018) allait jouer son rôle « d’éclaireur pour (…) lever le doute sur quelques énigmes de la productivité luxembourgeoise ».
Open bar
Mardi à Luxexpo, Luc Frieden a justifié les incitations fiscales pour la construction : « Nous préférons financer une activité plutôt que le chômage ». Le lendemain matin, le gouvernement a déclaré en crise certaines branches du secteur de la construction pour une durée de six mois à partir du 1er février. Celles-ci peuvent donc recourir au chômage partiel de source conjoncturelle. Pour Lex Delles, ministre libéral de l’Économie, il s’agit de « surmonter cette période difficile ». Pour le ministre de l’Emploi, Georges Mischo (CSV), le secteur serait « essentiel pour le marché du travail luxembourgeois et ces entreprises auront besoin de leurs salariés dès la reprise ». Pour l’ancien ministre socialiste, Franz Fayot, c’est une décision « vraiment problématique ». Le député de l’opposition prévoit des distorsions de concurrence au sein d’un secteur qui ne souffre pas uniformément de la crise. « La crise tient surtout au fait que les prix n’ont pas encore suffisamment baissé pour que la demande, affaiblie par l’inflation et la hausse des taux d’intérêt, rencontre l’offre, » analyse Franz Fayot. L’ajustement des prix, aussi douloureux soit-il pour certains, ne se produit pas. « En réalité, le gouvernement sauve les marges des promoteurs et de la plupart des grandes entreprises de construction avec l’argent du contribuable », s’offusque le député socialiste. Ce dernier y voit encore une « dénaturation » du chômage partiel. Y donner l’accès dans ce contexte pourrait créer un précédent et préfigurer des abus.