À Gérardmer, cap à l’West

d'Lëtzebuerger Land vom 31.01.2025

Comme l’atteste le visuel de cette nouvelle édition placée sous l’égide de la silhouette spectrale de Oncle Boonmee (2010) du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul , le festival international du film fantastique de Gérardmer fait cette année la part belle aux fantômes. La raison de ce choix provient autant des figures marquantes du cinéma que des spécificités intrinsèques de son dispositif. Dans l’obscurité de la salle, le spectateur voit s’animer sur l’écran des formes mouvantes d’ombre et de lumière. Intactes et sans existences réelles, celles-ci parviennent cependant à habiter notre imaginaire, parfois durablement. Le philosophe Jacques Derrida n’inscrivait-il pas le cinéma dans le registre de la hantise ? « Il s’agit véritablement d’un motif constitutif du cinéma, et même de l’histoire de ce medium, puisque dès les premiers pas du cinéma il y a des fantômes, mais aussi parce que le cinéma est un medium de l’alchimie, de la magie, qui fait sans cesse revenir les acteurs pour les faire vivre éternellement », explique Aude Hesbert, la toute nouvelle directrice du festival et guide parfait pour se frayer un chemin éclairé au sein de cette riche programmation.

Des figures spectrales apparaissent dès lors un peu partout, toutes catégories confondues, même si le spectateur peut se remettre à la section « Histoire(s) de fantôme(s) » qui les réunit. Soit huit titres en tout, mêlant des films emblématiques du patrimoine, tels le jalon hollywoodien The Ghost of Mrs Muir (1947) de Joseph L. Mankiewicz ou Onibaba (1964), chef-d’œuvre du Japonais Kaneto Shindo imprégné de théâtre nô et de puissances démoniques, à d’autres plus récents comme Enter the Void (2009) de Gaspar Noé et le film d’animation Okko et les fantômes (2018) de Kitarô Kôsaka. À cela s’ajoutent les trois rééditions de la section « Rétromania », qui serviront de piqures de rappel aux plus âgés et que les plus jeunes pourront découvrir à leur tour : La Residencia (1969) de Narciso Ibáñez Serrador, Massacre à la tronçonneuse (1974) de Tobe Hooper ainsi que Evil Dead Trap (1988) de Toshiharu Ikeda, qui s’empare avec brio des codes du snuff movie. Un ancrage bienvenu dans l’histoire du cinéma qui fera resurgir en chaque spectateur quelques vieux démons…

L’avantage d’un festival dévolu au genre horrifique est que l’on se prend moins au sérieux que dans le cinéma d’auteur, plus intello. Le public y est plus jeune, et la relation construite avec lui au fil des années est marquée par la convivialité, la fête, quand elle n’annonce pas les excès de carnaval. Preuve en est, le rituel de la Nuit décalée, où l’effroi voisine avec le rire au moyen de deux films bien choisis : Deviant (2024), où un père de famille adultère se fait piéger sur une application de rencontre le soir de Noël, assorti de L’attaque de la moussaka géante (1999), remake hilarant du fameux The Blob (1958) de Irvin S. Yeaworth. Une nuit blanche qui est l’occasion de se déguiser, comme le rappelle Aude Hesbert : « À travers ces deux films baroques et fantasques, nous célébrons une forme de folie du cinéma de genre. C’est une parenthèse enchantée du festival au cours de laquelle on se lâche complètement. Tout y est débridé ! ». Cet attachement au film comme spectacle se déroulant de part et d’autre de l’écran transparaît aussi à travers la table ronde organisée ce dimanche sur l’art des effets spéciaux qui fait suite à la projection de Les Aventures de Nexus VI, production enjouée et parodique soutenue par la région Grand Est.

L’affiche de cette 32e édition dit aussi la dette du fantastique à l’égard du continent asiatique, source inépuisable d’inventivités dans le cinéma de genre. Aude Hesbert souhaite faire du festival de Gérardmer un lieu de « défrichage » des tendances émergentes. Un focus est ainsi dédié au Vietnam, pays dont la cinématographie en plein essor est représentée par trois films : Kfc (2017) de Le Binh Giang, Vietnamese Horror Story (2022) de Tran Huu Tan (2022) et Crimson Snout (2023) de Lu’u Thành Luân. « C’est un pays communiste qui s’est progressivement ouvert aux lois du marché, précise la directrice du festival, et le cinéma y est en train d’exploser avec des prix reçus un peu partout dans les festivals et des blockbusters qui font plus d’un million d’entrées. L’idée consiste à montrer le cinéma de genre et le cinéma commercial, des films populaires et des films qui peuvent être très violents comme Kfc, qui a été censuré au Vietnam. Invisible dans ce pays, il sera montré à Gérardmer. » Les réalisateurs présenteront leurs films au sein de la section « V-Horror ».

Outre les films courts et longs en compétition, l’événement de cette édition sera la présence de Ti West. Né en 1980 et formé à la School of Visual Arts de New York, celui qui est considéré comme l’un des cinéastes les plus brillants de sa génération donnera une Master class ce samedi à la MCL de Gérardmer. Le festival lui rend hommage en trois films (The House of Devil, 2009 ; Innkeepers, 2011 ; The Sacrament, 2013) ainsi qu’en lui dédiant la Nuit XXX, ainsi nommée en référence à la trilogie entamée avec X (2022), Pearl (2022) et achevée avec Maxxxine (2024), son plus important succès commercial. Par le biais de sa jeune héroïne (l’actrice Mia Goth, dans le rôle de Maxine Minx), star porno en attendant mieux, le cinéaste capte les tensions d’un pays fortement polarisé. D’un côté, le libéralisme à outrance qui fait du sexe un spectacle et une marchandise ordinaires ; de l’autre, les manifestations violentes de mouvances conservatrices et puritaines. Soit deux formes d’idolâtrie mises dos-à-dos, qui interrogent le cinéma dans sa capacité à façonner des comportements déviants. À l’aide de clichés qu’il détourne en un sens féministe, Ti West met en scène une femme puissante, castratrice et tueuse de père (très littéralement dans les deux cas), dont l’irrésistible ascension s’accomplit auprès de l’enseigne Hollywood, sur les hauteurs de Los Angeles. Maxxxine est aussi un grand film méta- sur l’industrie du cinéma, ses normes et ses marges, bourré de références mainstream (notamment Psychose d’Hitchcock) ou expérimentales (Un chant d’amour, unique film de Jean Genet). De son côté, Aude Hesbert met l’acent sur la collaboration entre Ti West et l’actrice Mia Goth : « C’est une trilogie très intéressante que Ti West a développée avec sa comédienne, qui est une véritable révélation elle-aussi : comédienne dans le premier opus X, elle est devenue co-autrice et scénariste dans Pearl pour devenir finalement productrice et figure tutélaire de cette trilogie. »

Plus largement, la directrice du festival, qui a piloté la Villa Albertine (Institut français) à Los Angeles, rêve d’installer Gérardmer sur la carte des marchés internationaux du film fantastique. Mais aussi d’y accueillir des artistes en résidence et de favoriser les rencontres avec des producteurs. D’autant plus que la région Grand Est dispense des aides à la production de courts et longs-métrages de genre. Un exemple unique à l’échelle nationale qui permet à Aude Hesbert de voir loin, au-delà de la forêt vosgienne où se multiplient les tournages.

Le 32e Festival international du film fantastique de Gérardmer ce tient du 29 janvier au 2 février. Tout le programme :

Loïc Millot
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