Chronique Internet

Tezos, l’ICO historique qui a tourné court

d'Lëtzebuerger Land vom 22.06.2018

Alors que les ICO, ces levées de fonds qui, s’appuyant sur la blockchain, vendent de futurs tokens et, ce faisant, contournent allègrement les réglementations financières, continuent d’enthousiasmer les investisseurs, le fiasco abracadabrant de Tezos illustre de manière particulièrement féroce les aléas de l’exercice. Conçue par un couple de jeunes prodiges de l’informatique et de la banque, Arthur et Kathleen Breitman, comme la solution ultime à l’épineuse problématique de la gouvernance des blockchains, Tezos était censé faire évoluer l’univers crypto, de la foire d’empoigne faite de force (informatique) brute, de guerres de chapelles et d’intox insolente qui y règne aujourd’hui, vers une sorte de démocratie éclairée et pacifiée. Habilement présenté dans deux « white papers » rédigés par Arthur Breitman, ces documents technico-visionnaires au format éminemment variable qui tiennent lieu de prospectus, le concept de Tezos, objet d’une ICO en juillet 2017, a permis de lever quelque 232 millions de dollars et reste à ce jour une des plus grosses levées de fonds de ce type. La valeur des bitcoins et ethers collectés a pratiquement doublé depuis, après avoir frisé les 700 millions de dollars en début d’année.

Mais au lieu de couver leurs futurs avoirs en tokens au regard d’une date de livraison de la si prometteuse plateforme, les investisseurs séduits par Tezos en sont aujourd’hui réduits à suivre les péripéties d’un embrouillamini judiciaire, notamment autour de leur conflit avec un banquier suisse, Johann Gevers, auquel le couple avait confié les rênes d’une fondation helvétique censée assurer l’impartialité de la gestion du pécule levé. En octobre 2017, on apprenait que les avocats des Breitman avaient envoyé aux deux autres membres du Conseil de cette fondation une lettre leur demandant que Gevers en soit écarté. Gevers, considéré comme un des artisans de l’émergence à Zoug d’une « Crypto-Valley » propice aux ICO qui s’appuie sur la forme légale de la « Stiftung » propre au canton, y était accusé d’avoir mené des opérations dans son propre intérêt, d’auto-promotion et de conflits d’intérêt. L’intéressé a disputé ces accusations, mais a fini par jeter l’éponge cette année en exigeant que l’ensemble du conseil de la fondation soit renouvelé. Une partie des investisseurs de Tezos, s’estimant grugés, ont porté plainte l’an dernier à San Francisco, accusant les Breitman d’avoir vendu des titres sans visa réglementaire, d’escroquerie, de publicité mensongère et de concurrence déloyale. Un journaliste de Wired a accompagné Kathleen Breitman ces derniers mois et recueilli ses confidences. Le portrait que le magazine brosse du couple le situe clairement dans la frange libertarienne, anarcho-capitaliste qui a fleuri à l’ombre de Wall Street : « Des gens qui croient qu’un marché absolument libre et auto-régulé permettra aux individus, liés les uns aux autres exclusivement par des contrats, de s’épanouir en harmonie radicale ».

La décision de faire appel à la structure d’une fondation reflète le caractère hybride de nombreux projets relevant de la blockchain : dans ce domaine qui n’en est encore qu’à ses balbutiements, ils aspirent typiquement à s’établir comme standards de facto dans le domaine qu’ils entendent « désintermédier » ou transformer, tout en cherchant à séduire des investisseurs attirés par la perspective des valorisations fulgurantes du bitcoin et d’autres crypto-tokens. Les fondations rassurent quant au risque de confiscation par une firme privée, tandis que le caractère privé de l’entité opérationnelle suggère que les profits seront au rendez-vous. Tezos correspond bien à ce montage dual. Une société qu’ils ont créée au Delaware est propriétaire du code-source, tandis que la « Stiftung » est dépositaire et administratrice indépendante des fonds collectés lors de l’ICO : la fondation de droit suisse est censée fournir l’indispensable surveillance réglementaire, sans pour autant imposer de carcan. Sauf que, paradoxe du cordonnier qui est toujours le plus mal chaussé, ceux qui ont voulu introduire dans le monde de la blockchain une gouvernance avancée sont eux-mêmes les victimes de ce bricolage qu’ils ont mis en place à cheval sur les États-Unis et la Suisse.

Jean Lasar
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