Phi-dèles à leur réputation, les éditions Phi publient deux textes en prose que visiblement, personne n’a pris le temps de relire

Le tour du monde en 135 billets et quelques amourettes

d'Lëtzebuerger Land vom 31.01.2025

Situé en 2031, dans un Luxembourg légèrement extrapolé, Le secret de Tadi est le deuxième roman de Kerstin Medinger, dont l’action suit son premier, Le départ, également publié aux éditions Phi en 2022. Commençant in medias res, le roman reprend le personnel romanesque du précédent et l’envoie dans un road trip au rythme effréné, oscillant entre le début du millénaire, où il retrace des fragments de la vie de l’écrivain Tadi, et ce futur proche, où se situe l’action principale.

En mourant, l’écrivain Tadi Richard – dans le monde fictionnel de Medinger, le seul auteur luxembourgeois à avoir percé à l’international, vision un peu désuète de la scène littéraire grand-ducale – laisse derrière lui un secret qui amène l’écrivaine Isabelle Meunier à partir à Los Angeles afin de rencontrer la mère d’un certain Sam Jansen, qui se dit être le fils de Tadi et qui cherche à récupérer les parts de son père dans la maison d’édition où travaille Isabelle.

Chargée par son patron, le caractériel Jeff Minsburg, d’enquêter sur la véracité de cette filiation, Isabelle n’a d’autre choix que de se lancer sur les traces du grand amour secret de Tadi, une réfugiée cambodgienne ayant échappé aux Khmers rouges. Manque de bol, c’est son ex-conjoint, l’archéologue Tomàs, qui l’a quittée alors qu’elle s’apprêtait à passer le restant de ses jours avec lui, que Simone et Lucie, un vieux couple lesbien, par un tour de passe-passe narratif un peu tiré par les cheveux, inviteront à se joindre à l’aventure.

Ce même couple, tissant les fils narratifs du roman comme des Parques en chaise roulante (pour au moins une d’entre elles), sera au cœur de la deuxième trame : alertées par Manon, leur petite-fille dépitée qui craint d’avoir, par jalousie, tué l’amante de son fiancé Luc en la poussant du haut d’un promontoire dans le Mullerthal, elles s’en vont faire la leçon à ce peu galant Luc, ce volet de l’intrigue amenant les deux à se frotter non seulement à l’homme toxique qui vient de larguer Manon, mais aussi et surtout à un puissant cartel de drogue.

Il y a, dans le roman de Kerstin Medinger, un nombre assez saisissant d’écueils qui trahissent l’absence d’un lectorat professionnel, tant et si bien qu’ils se prêteraient presque à un cas d’études pour une leçon de how not to dans un atelier de creative writing. Tout d’abord, l’extrapolation du roman ne convainc pas : le futur de 2031 ressemble trop au monde d’aujourd’hui et, au vu de l’évolution terriblement rapide de l’état des choses du présent, que ce soit en matière de conflits politiques, de crise écologique ou de digitalisation, les modifications que Medinger fait subir au monde présent restent trop cosmétiques, trop hésitantes, trop infimes.

Deuxièmement, vers la fin du roman, l’action se précipite et les revirements s’enchaînent au point d’en devenir caricaturaux. Simone et Lucie chez les trafiquants de drogue, ç’aurait pu être drôle si le roman avait ouvertement assumé, un peu comme le font les thrillers de Serge Basso de March et Enrico Lunghi, son caractère satirique, au lieu de quoi l’accélération narrative est involontairement comique. Le roman reste trop indécis, trop peu maîtrisé dans sa tonalité, de sorte que l’on ne sait plus trop si on se trouve dans une série B, un métaroman sous forme d’hommage à Cervantès ou encore une extrapolation science-fictionnelle qui extrapole trop peu.

Les problèmes ne s’arrêtent pas au niveau structurel des choses – d’un point de vue sémantique, on peut déplorer des personnages par trop caricaturaux, métonymisés par une relation terriblement kitsch entre Isabelle et Tomàs, ce dernier étant au demeurant un personnage horriblement antipathique qui, quand Isabelle lui susurre, séduite : « Tu voles le cœur des femmes », ne trouve mieux à répondre qu’un « Je ne peux voler ce qui m’appartient déjà ».

Au niveau phrastique encore, on retrouve des bévues, soit que l’autrice prenne trop ses lecteurs et lectrices par la main, soit qu’on ait l’impression que tel ou tel passage n’est là que pour faire étalage du savoir de l’autrice. Tout cela est au final symptomatique d’une fiction à laquelle sa nécessité même échappe et à qui, bien que ne rechignant pas à embrasser un imaginaire loufoque, il manque cruellement la maîtrise de l’outillage.

Avec Gaston Carré, le Luxembourg aurait trouvé « son Roland Barthes » : c’est non sans grandiloquence que le chercheur Frank Wilhelm conclut sa postface des Caractériels là où la quatrième de couverture invoque « une sorte de Comédie Humaine » décrivant les étranges mœurs et aberrations de ce début de millénaire. Pris en tenaille entre Balzac et Barthes (celui-ci ayant par ailleurs écrit sur celui-là), les 135 billets de Gaston Carré pâtissent pourtant de leur entourage référentiel dithyrambique.

Des promenades avec son chien Charly aux pathologies de son chat Cooky, des hommes réseautés aux hommes d’affaires affairés de ce monde, de l’immortalité toute relative des Stones à la nostalgie pour les Narrenschiffe sur lesquels on faisait jadis embarquer les fous du monde alors qu’aujourd’hui on intronise les flat-earthers à la redéfinition du kilogramme à partir d’une constante de Planck : Gaston Carré observe le monde avec cette sorte d’assurance dont jouissait jadis le mâle blanc hétérosexuel d’un certain âge, certain qu’il allait être écouté et lu pour la simple raison qu’il avait ou croyait avoir quelque chose à dire. D’où une certaine ironie dramatique quand il s’insurge (à juste titre pourtant) contre ce jeune naïf qui a « consterné la ville et le monde en gravant son nom, celui de sa fiancée, sur un mur du Colisée », arguant que notre « Narcisse rupestre » est « de cette génération qui de bonne heure s’affiche en selfie, répond sa signature en réseau, Roméo déclarant sa flamme à Juliette par Instagram. Le réseau hélas est volatile, l’existence y est fugace et l’amour éphémère […], le quart d’heure warholien n’est plus qu’un instant désormais, le temps d’une grimace que la communauté aussitôt va gommer. »

Ironie dramatique non seulement à cause du caractère initialement éphémère de ces billets publiés dans le Wort, mais aussi et encore parce qu’on a parfois l’impression que, vilipendant ce monde où tout se noie dans un raz-de-marée de signifiants et où disparaît le signifié, Carré a (aussi) peur qu’on ne l’entende plus, lui – ou qu’on ne cherche même plus à l’écouter. Et l’auteur de conclure : « Nous aussi enfants nous nous sommes ennuyés au Colisée comme des rats au musée, mais au moins nous savions nous tenir parce que nos parents nous avaient dit qu’il était vieux. »

Tout billet ou presque est écrit sous ce mode du « c’était mieux avant », avec la soupape de l’ironie qui permet à l’auteur, au cas où on voudrait l’attraper en plein délit de réac’, de se désister en invoquant le second degré, la posture hyperbolique, la satire. Si le monde va mal, gouverné qu’il est par les endoctrinés wokes, les trouble-fêtes végans et autres écologistes férus, il reste à Gaston Carré l’ironie, la déconstruction poststructuraliste et la lecture psychanalytique du monde, sa mise à sac par l’humour et la joie des calembours souvent un peu faciles. Se dégage ainsi une typologie de l’humanité vue par un boomer qui s’assume et qui décortique le déclin du journalisme, les aberrations de la pandémie, l’arrivée au pouvoir de nouveaux gourous tels Kanye West ou les influenceurs sous l’aune d’un scepticisme tantôt bienveillant, tantôt un peu vieux jeu (le terme de « nouvel ordre » des choses revient souvent).

Si Carré assume la subjectivité du moraliste qui jette son regard lucide et imperturbable sur le monde, le côté souvent prétentieux de certains billets confine au solipsisme du roi qui se meurt, l’auteur transsubstantiant ses observations subjectives en lois universelles : quand, partant de la couverture d’un magazine de musique qui fait part des « meilleurs albums rock des vingt dernières années », il évoque un monde culturel rétrograde, il passe clairement à côté de la production culturelle contemporaine, qui, je suis le premier à le déplorer, se passe désormais des vieux gatekeepers que furent les magazines musicaux de type Rock & Folk.

Bien plus touchants sont ces billets où, recourant à l’autodérision (une vieille fan qui critique son style ampoulé avant que Carré ne découvre qu’elle le confond avec Jean-Christophe Rufin) ou plaçant dans la jeune génération un espoir dont il n’ose plus infuser la sienne, Carré parvient à faire mouche. C’est là qu’on apprécie sa prose cinglante et mélancolique, comme quand il évoque ce vieil homme qui appréciait la visite du releveur et déplore désormais la lecture à distance du « compteur intelligent » : « Nous sommes de plus en plus branchés en termes d’électricité, mais de plus en plus disjonctés sur le plan de notre humanité. »

Jeff Schinker
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