La douleur qui succède à la douleur

d'Lëtzebuerger Land vom 31.01.2025

Hécube, pas Hécube de Tiago Rodrigues m’a d’abord fait penser à Victor Hugo, quand il nous parle de la souffrance. Mais aussi à des moments théâtraux forts et lucides que j’ai pu voir chez Castellucci, pour la forme, ainsi que pour la réflexion. Puis à Marthaler, pour l’humour grinçant et finalement un peu aussi à Lorraine de Sagazan, dans son installation intitulée Monte di Pièta avec la performance éponyme, le tout travaillé avec Anouk Maugein et vue à la Fondation Lambert, l’été dernier à Avignon. Lorraine de Sagazan a par ailleurs mis en scène Leviathan, et m’avait accordé un bref échange avec l’idée de « partir du réel de personnes également réelles pour créer avec la forme une réflexion sur la justice dans le théâtre, du travail documentaire aussi et puis de contre-temps en référence à Gilles Deleuze. » Tout cela résonne aujourd’hui en lien avec le travail de Tiago Rodrigues dans Hécube, pas Hécube, vu la semaine dernière sur la grande scène du Grand théâtre de la ville de Luxembourg.

Deux heures de spectacle théâtral comme justice symbolique, voilà ce que nous offre Tiago Rodrigues, qui écrit ses textes entre les lignes des romans (Anna Karenine de Léon Tolstoï pour The Way She Dies par exemple) ou ici entre les lignes de la tragédie presque psychologique : Hécube d’Euripide. Ne pas se substituer à la justice, mais la faire parler ailleurs que dans ses bâtiments, c’est-à-dire au théâtre, au plateau. La justice au sens large, éclairée par la tragédie grecque écrite par Euripide au 5e siècle avant JC. Puis au sens particulier, avec un ancrage dans un drame familial, celui d’une actrice suissesse, Nadia, dont le fils autiste a été maltraitée au sein de l’institution étatique qui en avait la responsabilité.

Il n’est pas question ici de raconter dans les détails les deux histoires qui s’enchevêtrent, les deux personnages principaux, celles de Nadia et d’Hécube qui se confondent ou qui s’inspirent. Il est plutôt question des mythes ou plus précisément des métaphores qui préexistent, ce que Hans Blumenberg appelle la métaphorologie. Une approche paradigmatique de la métaphorologie cherche à identifier des métaphores dites absolues, c’est-à-dire irréductibles à un cadre conceptuel, bien qu’elles puissent être reformulées ou affinées. Ces métaphores ont une histoire encore plus marquée que les concepts, car leur évolution montre les dynamiques qui façonnent les cadres de signification et les perspectives historiques. C’est précisément le cas dans la pièce Rodrigues. Ce qui demeure est l’idée de chienne enragée, telle une mère absolue, une mater dolorosa qui transforme sa douleur de perte ou blessures de son enfant (Polydore ou Otis) en combustible. Elle ne lâchera pas prise et aboiera sans s’arrêter, en mots et en phrases, face à Polymestor, à Agamemnon ou face au directeur de l’institution pour enfants autistes, aux éducateurs ou face au juge.

Le décor est constitué d’un forum en extérieur et intérieur à la fois, une salle de répétition ou une cour de justice, selon l’histoire. Il y a un élément fort, une statue noire magistrale d’une chienne. Un espace délimité, mais ouvert sur l’arrière-scène nous fait accéder à toutes les scènes. À l’origine la pièce a été créée dans la Carrière de Boulbon, tout près d’Avignon, dans un décor naturel somptueux.

Ce qui est nécessaire d’analyser pour cette pièce et pour le théâtre de Tiago Rodrigues en général, c’est à quel point, ce théâtre social et politique, c’est-à-dire en lien avec la réalité, redevient essentiel de nos jours. Ces jours-ci, nous assistons collectivement à l’outrance dystopique de l’actualité et nous sentons que les plus vulnérables, les indésirables, comme les qualifie l’anthropologue Michel Agier, sont marqués au fer rouge : les sans domiciles fixes, les drogués, les réfugiés, les pauvres, nos vieux, mas aussi nos enfants autistes, par exemple. Il n’y a plus aucune modération, mais il n’y a plus aucune pondération non plus, ni dans les propos, ni dans les gestes. Dans ce genre de situation, quand s’installe un système dystopique, oui, une forme de dictature du plus fort, les plus vulnérables sont ciblés. L’histoire d’Hécube, pas Hécube est cruciale, parce qu’elle montre non seulement l’idée et la figure de la chienne-mère enragée et acharnée, mais aussi la facilité de l’exercice de la violence sur les vulnérables, ici par le récit et la compréhension du meurtre de Polydore, d’une part et les maltraitances sur Otis, d’autre part.

Alors certes, ni le théâtre de Tiago Rodrigues ni aucun autre d’ailleurs ne permettra de stopper la violence d’une société qu’on a permis de s’installer. Ce théâtre ne sauve aucune vie, le théâtre en général ne le fait pas, ni l’art en général, mais c’est précisément parce qu’il n’est pas important qu’il est essentiel. Le théâtre, surtout celui de Rodrigues, c’est ce temps long qui nous manque cruellement dans nos quotidiens pour réfléchir plus profondément, pour faire les liens. Ce temps pendant lequel les interprètes et le public, au théâtre, ensemble font le tour de certaines questions sociétales, voire politiques à travers des textes savamment écrits et interprétés avec une grande intelligence, avec les nuances. C’est bien le cas d’Hécube, pas Hécube.

Il est important de souligner également, le jeu finement articulé des interprètes, tous des comédiens de la Comédie-Française. Ils se situent eux aussi entre deux lignes (de jeux), c’est-à-dire entre emphase et naturalisme. Ils représentent un cœur, annoncé comme prémisse, comme le début d’une démonstration.

Nadia interprétée par Elsa Lepoivre convainc entièrement dans son dédoublement, aussi bien antique que contemporain, symbole d’une mère qui hurle sa douleur depuis la nuit des temps, toujours et encore quand on touche à ses petits. Elle est philosophe et bestiale à la fois. Une scène aura particulièrement percée jusqu’aux entrailles et de là, tout droit vers le cœur: elle hurle vers l’extrême, montrant le geste de peur ultime de son enfant, le son venant du bas de son ventre : « Il a fait ça !»

Des scènes frappantes, belles et intelligentes, il y en a de nombreuses dans Hécube, pas Hécube, souvent cadencées par le jeu d’acteurs, mais aussi par la musique d’Otis Redding. Un véritable spectacle en porosité avec la réalité.

Le titre est emprunté au texte de l’auteur,
Tiago Rodrigues, par ailleurs metteur en scène
et directeur du Festival d’Avignon

Karolina Markiewicz
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