VR is for porn (and the military)

d'Lëtzebuerger Land vom 28.02.2020

Un homme seul sur une chaise design, dans un décor très cheap qui fait Foire de printemps (moquette grise et grands slogans sur les murs). Il porte un casque de réalité virtuelle, comme il y en a un par chaise. Il n’y verra que… la place de l’Hôtel de Ville, à quelques encablures de la Muart-Hal, qui accueillait le week-end dernier les Open Market Days de l’asbl Esch 2022. L’image est marquante parce qu’elle démasque une fumisterie : la réalité virtuelle n’est qu’un leurre, on ne peut pas combler le vide de sens par des équipements technologiques. « Il ne serait sans doute pas erroné de définir la phase extrême du développement du capitalisme dans laquelle nous vivons comme une gigantesque accumulation et prolifération de dispositifs », affirme Giorgio Agamben dans son bref essai Qu’est-ce qu’un dispositif ? (Rivages poche, Paris, 2006). On se souviendra que Jean-Claude Juncker (CSV) avait jadis voulu répondre aux mauvais résultats des élèves luxembourgeois dans les études Pisa en leur achetant un ordinateur portable chacun – on en retrouva des stocks entiers dans des caves de lycées, encore tout emballés, mais obsolètes. En 2022, la Möllerei, quartier général de Esch 2022 à Belval, accueillera un Digital space dédié aux nouvelles technologies, de la réalité virtuelle aux installations immersives, en collaboration avec le festival Ars Electronica de Linz et le ZKM (Zentrum für Kunst und Medien) de Karlsruhe.

Mercredi prochain, 4 mars, la ministre de la Culture Sam Tanson (Déi Gréng) inaugurera le Pavillon de réalité virtuelle que le Film Fund organise pour la troisième fois dans le cadre du LuxFilmFest, cette fois au Neimënster (au lieu du traditionnel Casino) – parce que le pavillon se développe et présente cette fois une vingtaine d’expériences immersives ou de cinéma en VR, dont quatre de réalisateurs ou (co)producteurs luxembourgeois. Les deux projets de Jan Kounen notamment (7 Lives et Ayahuasca) ont reçu 570 000 euros d’aides à la production luxembourgeoises. Le directeur du Fonds Guy Daleiden a fait lui-même la sélection des œuvres présentées, en collaboration notamment avec Myriam Achard du Centre Phi de Montréal, et il est intarissable d’enthousiasme quand il parle des expériences ludiques que le public peut y faire, entre recherche et entertainment. Si la première année, 1 400 visiteurs ont participé au pavillon VR, ce nombre a doublé en 2019 – serait-ce un signe que le Film Fund a raison de suivre son Fomo (fear of missing out) et de miser sur cette nouvelle technologie qui promet la découverte de nouveaux horizons à l’industrie du cinéma ?

« Der Hype ist vorbei » écrit le magazine économique allemand Brand Eins (qui est pourtant on ne peut plus business friendly) dans son dernier numéro, dans une enquête consacrée à la réalité virtuelle. Elle est surtout une offre de l’industrie de l’entertainment, en demande de contenu pour écouler ses équipements technologiques. Or, malgré les investissements des États dans la production de films et de jeux, la vente de casques ne décolle pas : les trois principaux fournisseurs, Oculus (qui appartient à Facebook), Sony et HTC n’auraient vendu que 1,4 milliard de tels casques à travers le monde en 2018 écrit, le magazine. Plusieurs facteurs entravent la croissance du marché : le poids et le prix des casques – l’Oculus Rift coûte encore, selon le modèle, entre 400 et 800 euros –, ou leur qualité toujours limite, notamment en ce qui concerne l’angle de vue et la résolution.

Mais il y a aussi des facteurs liés à cette célèbre « expérience » du spectateur : c’est simplement désagréable de porter un tel truc sur la tête, lourd, souvent défaillant – et avec la conscience qu’on a l’air parfaitement ridicule pour les tierces personnes qui vous voient vous dodeliner avec des manettes. Il faut des hôtes et des hôtesses pour vous y guider, qui font tout un rituel avant de constater que ce poste ne fonctionne plus (ce qui est toujours le cas après le jour du vernissage). Et les contenus sont souvent accablants de banalité, l’effet produit sans rapport avec les budgets, les mois de développements ou les efforts techniques nécessaires pour la réalisation. Pourquoi faut-il un casque VR dans les Rotondes pour voir… les Rotondes ou à Esch pour voir… Esch ? La meilleure expérience du pavillon VR des dernières années au Casino fut Alice in wonderland – mais c’était surtout le mérite de l’excellent acteur qui accompagnait le spectateur.

Comme Internet, le développement de la réalité virtuelle ou augmentée vient d’abord de l’armée. Depuis, elle s’est propagée dans le porno, où les « télédildonics » permettent d’avoir du sexe via VR sans jamais se toucher. Puis elle est utilisée dans la recherche médicale et dans l’éducation. Avant de se propager dans le commerce – le géant du meuble suédois Ikea a une App, Ikea Place, avec laquelle le client peut tester l’emplacement de ses futurs meubles dans son environnement réel.

Dans le cadre du LuxFilmFest, le réalisateur luxembourgeois Eric Schockmel présentera son documentaire sur Hugo Gernsback, Tune into the Future (Samsa) : Gernsback (1884-1967), romancier américain d’origine luxembourgeoise, compte pour avoir non seulement lancé le terme de « science-fiction », mais aussi avoir eu de nombreuses visions futuristes – comme notamment des lunettes permettant de voir un film individuellement – comme du VR avant l’heure (on le voit en porter sur une des rares photos qui existent de lui). Or, les Google glasses ont fait un flop, faute d’application, et les mondes virtuels de Second Life, qu’on nous annonça comme le next big thing ont redisparu depuis quelque temps.

La réalité virtuelle ne serait pas du cinéma, affirma le réalisateur mexicain Alejandro González Iñarritu en présentant son expérience VR Carne y Arena à Cannes en 2017, la réalité virtuelle « c’est être. Avec la VR, vous êtes ». Or, si la littérature et le cinéma explorent notre rapport au monde en stimulant la réflexion, la VR tente de court-circuiter le cerveau en faisant immédiatement ressentir les choses. Si le cinéma filme le temps, la VR veut capter l’espace qui nous entoure, c’est une autre dimension. Et surtout : il manque encore une grammaire, un vocabulaire pour raconter des histoires. Même des réalisateurs enthousiastes de la VR estiment que, pour la narration, le cinéma classique reste plus approprié (voir : La réalité virtuelle – une question d’immersion ; La Fémis présente, Aix-en-Provence, décembre 2019).

Et surtout, le plus grand désavantage de la réalité virtuelle (au moins lorsqu’elle nécessite le recours à des casques) est l’isolation totale de l’utilisateur dans une société qui souffre déjà du repli sur soi et d’une individuation qui s’exprime jusque sur le plan politique. Alors que l’expérience d’une projection de cinéma est assez démocratiquement accessible et se vit en communauté et que même le binge-watching de séries Netflix peut se faire entre copains/copines, la VR se consomme seule, sans partage ou échange (sinon virtuels). Équipement cher et pratique individuelle : The medium is the message, disait Marshall McLuhan. Et si la VR était la pratique culturelle représentative du « Luxembourg moderne » si cher au DP en 2020 ?

josée hansen
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