Théâtre

« L’humour anglais, un fameux trésor »

d'Lëtzebuerger Land vom 21.02.2020

Le Gardien, pièce de jeunesse du dramaturge britannique Harold Pinter (1930-2008, Prix Nobel de Littérature 2005), mise en scène par François Baldassare avec le grand Rufus, sera créée le 28 février au Centre culturel Opderschmelz à Dudelange. Avant de découvrir ce spectacle de Canopée Produktion asbl, nous avons rencontré une partie de l’équipe dont Rufus dans la salle Sang a Klang au Pfaffenthal, où les répétitions ont commencé le 2 janvier. Écrite en 1959, la pièce est devenue un classique mais n’est plus guère à l’affiche : « Ce n’est pas dans l’air du temps. Aujourd’hui, on a tendance à monter des pièces dont les thématiques sont dans l’actualité. Ce n’est pas que je ne m’y intéresse pas, mais j’essaye d’en parler d’une façon plus détournée », dit François Baldassare.

Le metteur en scène a fait appel à Rufus, acteur et humoriste inclassable qui, tout au long de sa carrière, s’est déployé dans des rôles éclectiques tant au cinéma (il a joué sous les directions de Godard et Lelouch, Iosseliani et Jeunet et on l’a vu récemment dans Au nom de la terre de Bergeon) qu’à la télé ou au théâtre. Si ces dernières années on l’y retrouve surtout dans du Rufus (La Piste de l’Utopiste en 2019), il a souvent interprété des rôles légendaires comme celui d’Estragon dans En attendant Godot de Beckett aux côtés de Georges Wilson et Michel Bouquet. Le spectacle est passé par le Luxembourg, où il a retrouvé un ami avec lequel il avait partagé les cours de l’École de la rue Blanche à Paris, Philippe Noesen.

C’est la première fois que Rufus sert Pinter. Ce qui l’a convaincu, c’est l’idée « qu’il peut y avoir de l’humour là-dedans, de l’humour anglais, le fameux trésor auquel les Français n’ont pas accès. Je l’ai trouvé dans Beckett, qui a écrit en français, mais Pinter me semblait lointain parce qu’on doit passer par des intermédiaires ». Mais alors pourquoi Pinter aujourd’hui et au Luxembourg ? « François s’est remué, il est venu me voir jouer à Marseille avec sa proposition en or massif. Acteur, on est d’autant plus tenté par cet humour que les Britanniques y déploient un talent extraordinaire parce qu’ils ont fréquenté Shakespeare depuis l’école maternelle. Et là, tout d’un coup, une sensibilité un peu plus anglo-saxonne que la nôtre, mise sur ce truc. Et il y a un effort qui n’a peut-être jamais été fait en France pour aller vers cet auteur. J’ai en effet l’impression que les Français n’ont jamais pu aborder le vrai secret de l’histoire parce qu’ils étaient embarrassés par des questions de culture ». Une pièce pourtant jouée en France par de grands noms, Jacques Dufilho et Robert Hirsch. « C’est vrai il y a quelques grands acteurs qui se sont lancés, des acteurs très puissants. Ils ont dû trouver le truc, mais ils n’ont pas livré leur secret. Il faut le retrouver. Le travail que François a entrepris c’est justement de rendre l’histoire lisible. Ce gars qui veut aller à Sidcup, pour un Londonien ça veut tout dire, pour nous, ça ne veut rien dire. Donc comment faire pour que le public comprenne ? ».

Jérôme Varanfrain, qui joue lui aussi pour la première fois Pinter, donne la réplique à Rufus. Qu’est-ce qui est le plus intimidant, Pinter ou Rufus ? « Les deux, ce sont quand même des monstres. Pinter est un immense auteur. Rufus, en le côtoyant, on découvre l’homme, on se trouve des atomes crochus, c’est quelqu’un qui est énormément dans le travail, il cherche tout le temps. C’est stimulant ».

Le Gardien, pièce en trois actes met en scène un clochard (Davies) et deux frères (Aston et Mick) dans un huis clos masculin, « les femmes sont en creux, elles sont essentielles à ces hommes et leur absence est vraiment une présence », souligne François Baldassare. Suite à une bagarre dans un pub, Aston sauve Davies et l’accueille chez lui. Aston sort de psychiatrie, Davies de la rue. « C’est peut-être cette marginalité qui fait qu’ils étaient faits pour se rencontrer. Et c’est cette rencontre qui va certainement les sauver ». Mick (joué par Olivier Foubert), « le plus introduit dans la société mais en même temps le plus fou », est le propriétaire de la maison. L’action se situe à Londres, mais c’est une pièce intemporelle. D’ailleurs, « le temps s’est arrêté pour les personnages. Ils essayent de faire des choses mais rien ne démarre, jamais ».

Comme les autres pièces du dramaturge, Le Gardien tricote les fils de l’incommunicabilité, oscille sans cesse entre comédie et drame et invente un langage tout en rupture. Théâtre de l’absurde ou non, il y a toujours eu débat mais une chose est sûre : l’autodérision est au rendez-vous. Rufus confirme en parlant de son personnage : « fondamentalement, je suis un clown, un clochard, qui a tout perdu sauf sa vie. S’il lui reste la vie, bizarrement c’est qu’il l’aime. Le personnage est vieux, il a un peu perdu la tête, il a des problèmes avec les pieds, les chaussures, les jambes… Il dit que ce sont les autres qui sont responsables. Par exemple, l’autre lui offre des chaussures, il ne les voit pas, il lui parle d’autre chose, tout ce qui lui est offert il ne le voit pas parce qu’il a un boulet aux pieds qu’il traîne depuis que les Allemands ont bombardé Sidcup. Il est toujours là-bas, il n’est pas revenu, il n’est pas présent à sa vie. C’est ça la question. C’est un thème commun à Beckett et à Pinter : être présent ou non à sa vie… Mais ils prennent du recul, ont de l’humour, c’est ce que j’aime chez ces auteurs qui, dans la tragédie, essayent de faire rire parce que sinon on ne peut pas survivre ».

Jérôme Varanfrain acquiesce, mais dit la difficulté à jouer Pinter : « Il faut être dans un certain excès et en même temps être crédible. Aston est un personnage plutôt lunaire qui a été fort, qui rayonnait mais qui a été cassé. Au début il parle peu, c’est un solitaire, il est lui aussi sur le passé. Le jour où il sauve Davies il se passe un truc, comme un coup de foudre envers cet homme, c’est pour ça qu’il le fait venir chez lui, parce qu’il sent qu’il peut lui parler, se confier et peut-être renaître. Il est dans la recherche de quelque chose, d’un repère et en ça la pièce est très actuelle ».

La pièce Le Gardien, texte d’Harold Pinter, traduction française de Philippe Djian, mise en scène de François Baldassare, avec Rufus, Olivier Foubert et Jérôme Varanfrain, est coproduite par Canopée Produktion asbl et le CCRD Opderschmelz. Partenariat social et technique CIGL d’Esch-sur-Alzette. Le spectacle sera créé à Opderschmelz le 28 février (20 heures) puis joué les 29 février (20 heures) et 2 mars (scolaires).
À voir ensuite au Cape les 5 mars (20 heures) et 6 mars (scolaires) puis les 9 et 10 octobre (20 heures) au Escher Theater. Infos : canopee-asbl.com / opderschmelz.lu / cape.lu / theatre.esch.lu

Karine Sitarz
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