Exposition

Le mythe de l’artiste complet

d'Lëtzebuerger Land vom 13.07.2018

Davantage que d’un déficit de financement public ou de support étatique à l’export, qui sont régulièrement stigmatisés comme les grands maux de la scène culturelle autochtone, elle souffre d’un manque de confrontations, de mise en perspective et de mémoire. Ainsi, il demeure assez incroyable que les différentes disciplines artistiques et les institutions publiques et parapubliques qui les défendent soient si hermétiquement cloisonnées que le moindre regard jeté vers le voisin, le moindre croisement entre arts visuels et littérature, arts du spectacle et musique ou entre cinéma et arts vivants doivent immédiatement être soulignés – voire, souvent aussi, comme le prouve la tentative d’associer le cinéma au stand luxembourgeois à la foire du livre de Francfort cet automne, ressenti comme un blasphème impardonnable. Que donc Claude D. Conter, le très dynamique directeur du Centre national de littérature (CNL) à Mersch, et Myriam Sunnen, collaboratrice scientifique du CNL, continuent leurs explorations des lisières entre littérature et arts visuels, avec Texte & image. Dialog/ues, vaut donc déjà d’être salué pour son approche holistique. L’exposition s’inscrit dans la lignée de celles dédiées, par exemple, à Jean Delvaux, Anne Weyer ou Robert Brandy, mais surtout, celle consacrée à Roger Manderscheid (2009), qui fut un phénomène non seulement par sa précision et son humour en tant qu’auteur, mais aussi sa dextérité de dessinateur ou sa curiosité de cinéaste (génération Consdorfer Scheier). Mais cette exposition-ci, qui s’est ouverte fin juin et dure presque un an, manque de cohérence et de fil rouge. Claude Conter aime à considérer ses expositions comme des déclarations d’intention en direction des auteurs, des pouvoirs publics ou des héritiers détenteurs d’un fonds à valeur patrimoniale, mais ici, les ficelles sont un peu grosses. Alors l’exposition et le catalogue s’éparpillent dans trop de directions, en montrant huit positions très différentes dans cinq salles thématiques (que des hommes, il faut le faire en 2018, soit dit en passant). Où on découvre certes des choses, mais où on se demande aussi quel est le lien entre les différentes salles, à l’exception du mélange des disciplines ?

Alors il y a des découvertes, comme, dans la dernière salle, où sont montrés très discrètement (mais beaucoup plus compréhensibles dans le catalogue), ces dessins du poète Jean-Paul Jacobs (1941-2016) que les chercheurs du CNL ont eu la surprise de découvrir en cataloguant le fonds qui leur a été transmis et que seuls quelques très proches amis connaissaient. Au trait léger, parfois hésitant, parfois épigonal (ce minotaure érotique de 1975 n’est pas sans rappeler Picasso), souvent aussi ironiques que ses poésies, ils racontent une quête de dire le monde, intime souvent, mais aussi les peurs et les égarements de l’auteur.

Il y a des rappels aussi, comme une salle en hommage au dessinateur François Didier (1931-2016), qui signa Diti et illustra longtemps les Cahiers luxembourgeois (ses portraits de Nic Weber sont désopilants) ou des livres de ses amis (Josy Braun, Jhemp Hoscheit ou Jacques Wirion), notamment ceux parus chez Phi. Il chercha la réduction maximale des moyens et ce n’est pas un hasard que
Carlo Schmitz, qui le considère comme son mentor et ami, lui rende hommage dans l’exposition et dans le catalogue, tellement leurs styles se ressemblent. Kritik Kritik Kritik Kritik ! semble crier cet homme cassant un stylo (1988) affiché en grand dans l’entrée de la salle, le dessin symbolisant son engagement pour la liberté d’expression. Mais pourquoi fallait-il tomber à nouveau dans la sacralisation de l’auteur en reproduisant une partie de son bureau dans une des vitrines ?

Les nouvelles mises en scène des expositions du CNL, avec leurs meubles multifonctions (avec tiroirs ouvrables encastrés dans les socles) semblent d’ailleurs toujours encourager les grands gestes de scénographie, comme ces reproductions de textes et photos en très grand format sur les murs et qui font parfois impression d’un trop plein (surtout avec en plus des tablettes encastrées, qui ne marchaient pas lors de notre passage). Les ponts entre arts visuels et littérature semblent évidents dans les activités des éditeurs Jean Vodaine (qui était également imprimeur et artiste plasticien) ou André Simoncini (qui est également hôtelier, poète et galeriste), mais on se demande quel est leur lien avec des auteurs comme Lambert Schlechter, Jean Back ou Georges Hausemer ? Le plasticien Théo Kerg, lui, intégra régulièrement les poésies de ses amis auteurs dans ses peintures tactilistes. Or, Kerg justement est un bon exemple pour la principale critique (outre celle d’un éclectisme à tout va) que l’on puisse adresser à l’exposition à Mersch : l’artiste, toujours contesté pour son attitude durant l’occupation (il fut même emprisonné durant quinze mois), vient de se voir consacrer une grande exposition monographique au Musée national d’histoire et d’art en 2013. Pourquoi le ressortir encore une fois dans un autre contexte ? Et pourquoi ne pas chercher la collaboration avec d’autres instituts culturels, spécialisés dans les domaines afférents, lorsque le CNL travaille sur le crossover, le mélange des genres : Jean Back et Georges Hausemer par exemple s’expriment aussi par la photographie, une collaboration avec le CNA pour ce volet, ou avec le MNHA pour analyser et classifier leurs dessins et peintures, les mettre en perspective avec des mouvements artistiques nationaux et internationaux (sont-ils à l’avant-garde ou de pâles suiveurs ? sont-ils originaux ou de vulgaires épignones ?) permettrait d’ouvrir de nouveaux champs d’analyse. Dans ces Dialog/ues, leurs expressions restent des monologues, mis en valeur de manière dithyrambique en plus. Cela ne fait pas avancer le schmilblick.

L’exposition Texte & images. Dialog/ues dure encore jusqu’au 3 avril 2019 au Centre national de littérature à Mersch; ouvert du lundi au vendredi de 9 à
17 heures ; le catalogue de 304 pages très richement illustré et documenté est en vente à 35 euros en librairie et sur le site du CNL; https://cnl.public.lu.

josée hansen
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