Expansionnistes Cela a commencé en 2011. Fraîchement sortis de l’université, Christophe Diederich et son ami Jérôme Bigard reprennent le bar Choco, rue de Hollerich. Pour les deux footballeurs, fêtards et bien connectés, il s’agit au début d’« un hobby » et ils continuent à travailler, l’un comme kinésithérapeute, l’autre comme employé à la Spuerkeess. (Ils ont entretemps quitté leurs emplois de jour et travaillent à plein-temps dans la gastronomie.) En 2013, ils ouvrent une brasserie à Mersch (la Fabrik), et sont abasourdis par le succès rencontré. En trois ans, ils lanceront, coup sur coup, neuf établissements, et gagnent en crédibilité, notamment vis-à-vis des banques qui accordent de plus en plus facilement des prêts aux deux jeunes patrons. L’accélération fut telle que Diederich doit réfléchir un instant pour retrouver le fil de l’ordre chronologique : la Koeppchen à Wormeldange, le Hitch sur le Glacis, la Schräinerei à Differdange, l’Edelwyss à Kopstal, le Barrels au Limpertsberg, le Kessel sur la Fouer, le Schengener Haff sur les rives de la Moselle et le Franz à Hamilius.
En 2013, les associés se voyaient confrontés à « deux possibilités » : « Soit dire ‘stop’ et consolider pendant trois à quatre ans ; soit saisir notre chance et appuyer sur l’accélérateur ». Ils ont préféré la seconde option, poussés par la crainte qu’« après quatre années, plus personne ne parle de nous ». Alors que, au début de leur expansion, l’échec d’un établissement risquait d’entraîner le groupe entier dans l’abîme, l’ancien gardien de but Diederich estime désormais que le revers d’une partie ne menace plus la stabilité de l’ensemble. En automne 2014, pour rassembler les participations dans les établissements, ils créent Concept & Partners d’où sont gérés la comptabilité, les ressources humaines (le groupe compte 180 salariés) et le marketing. (Le réseau fonctionne selon un principe de subsidiarité, le gérant et le chef-cuisinier locaux embauchant leur équipe.) En 2017, estime Diederich, cette holding devrait payer ses premiers dividendes.
Lorsque nous rencontrons Diederich au premier étage du Franz, dernière excroissance de Concept & Partners, il en est à mi-parcours de sa période de consolidation de six mois. (Ce qui ne l’empêche pas d’échafauder trois nouveaux projets pour 2017.) À moyen terme (« pas demain, mais un jour »), il veut créer une franchise « Hitch » et l’exporter à l’international, en fixant « de A à Z l’identité ; du mobilier aux sauces ». Comme lieux d’implantation potentiels, il pense à des « Millioune-Stied » situées à quelques heures de route du Luxembourg. (Diederich évoque Bruxelles et l’Allemagne, « un marché intéressant ».)
Les associés de Concept & Partners ont réussi à occuper des emplacements emblématiques et à y décliner leur modèle avec de légères variations. À ceux qui critiquent des concepts qui ne vont pas « jusqu’au bout », on pourrait répondre que c’est précisément là que réside leur attrait. À leur clientèle – appartenant en grande partie à la classe moyenne luxembourgeoise –, Concept & Partners proposent une convivialité dans un contexte un brin branchouille, mais sans en devenir intimidant, rustique sans en devenir crade. Et, surtout, ils proposent des parkings en abondance, juste devant la porte. Pour Diederich, c’est même une des explications principales du succès du Hitch. Concept & Partners vise à sédentariser la clientèle le temps d’une soirée et à la garder, de l’apéro à la piste de danse, sous un même toit. Le lien entre les différents établissements est clairement affiché ; et, plutôt que de conférer l’image d’une chaîne impersonnelle, ce choix semble alimenter un sentiment d’identification et de fidélité auprès de la clientèle.
Giorgetti & Hitch Concept & Partners a acquis une nouvelle force de frappe financière. Comme on peut le retracer dans le Registre de commerce, deux nouveaux associés sont entrés dans le capital du groupe : Marc et Paul Giorgetti. L’alliance entre les discrets promoteurs et les jeunes de Concept & Partners trouve son origine au 21-25 avenue Scheffer. Cet immeuble moderniste, qui loge aujourd’hui le Hitch (et qui, dans les années 1990, hébergeait l’Osteria del Teatro), se trouve depuis longtemps dans la propriété de la famille Giorgetti. Après les travaux de rénovation, le rez-de-chaussée avait passagèrement accueilli la brasserie huppée Wengé, puis le restaurant Favaro. Or, ces locataires peinaient à payer le loyer. À la recherche d’un repreneur, les frères Giorgetti tombent sur Concept & Partners. Réduction du loyer contre participation aux bénéfices, tel est, en substance, l’accord passé en novembre 2014 entre les deux. Les frères Giorgetti entrent à hauteur de 70 pour cent dans le capital de Schefferstreet sàrl, la société exploitant le Hitch.
En mai 2015, ils font un pas de plus. Via leur société G-Finance sàrl (détenue par Japoma SA, la holding familiale), les frères achètent cinquante pour cent des parts de Concept & Partners à Wacky Brothers sàrl (Jérôme Bigard et son frère cadet Fabien) et à Duofratelli sàrl (Christophe Diederich, en attendant l’arrivée potentielle de son frère, encore au lycée). Les statuts sont changés ; ils stipulent dorénavant que la présidence du conseil de gérance revient à G-Finance. Les frères Giorgetti ont donc, de facto, pris le contrôle de l’opération.
Glorious afterwork Concept & Partners apparaît comme le petit cousin de 1Com (lire « one com »). Dirigé par le tandem Steve Darné et Jean-Claude Colbach, ce groupe compte onze établissements et emploie quelque 300 personnes. 1Com règne en maître sur les rives de Clausen et son destin est lié à celui de M Immobilier, rassemblant la famille brassicole Libens-Reiffers à laquelle appartient le parc immobilier Mousel-Funck (dont 180 cafés identifiables à leurs façades rouge capucine et à leurs bordures de fenêtre couleur de sable).
Peu à peu, les deux quadras Colbach et Darné ont renforcé leur présence sur les rives où ils exploitent aujourd’hui l’Ikki, le Sud, la Rock Box, le Zulu Blanc et la Brauerei. Pour que, en semaine, la machine tourne, il faut créer des événements, animer une clientèle segmentée en tribus endogames. Ainsi, pour attirer les jeunes gens promis à un bel avenir sur la place financière, l’Ikki offre un « free fingerfood » tous les mercredis à partir de 17 heures pour « the most glorious afterwork in Luxembourg ». (Un buffet gratuit qui donne lieu à des mini-batailles rangées.) Le vendredi, c’est « free sushi and champagne », mais « for ladies only ». Steve Darné dit craindre une saturation du marché : « S’il y a un grand événement à la Rockhal ou comme le week-end dernier l’Oktoberfest à Alzingen, le Hitch et l’Ikki sont vides. »
Hipsters en province Suivant la mode dominante, la décoration du Hitch emprunte des éléments typiquement associés à la figure indistincte du hipster. Murs peints en noir, tuyauterie apparente, un air d’austérité industrielle, des photos sursaturées (de New York), un photomaton, le menu écrit sur une grande ardoise... (Diederich dit collecter ses idées de décoration « sur Internet », en y recherchant ce qui se fait dans les grandes villes.) Mais l’ensemble reste étrangement aseptisé. Des écrans à plasma sont fixés aux murs, les serveuses portent des plateaux géants et, à midi, la sono passe un « ultimate-chill-out-mix ». L’esthétique hipster est devenue mainstream. Si le Luxembourg l’a adoptée avec un décalage de plusieurs années (alors que les feuilletonistes n’arrêtent pas de déclarer la mort du hipster), il l’a embrassée avec la ferveur du nouveau converti. Elle est déclinée ad nauseam dans les cafés et restaurants qui ont ouvert ces dernières années : Konrad, Bouneweger Stuff, Beim Renert, Max & Moritz, Buvette, Rawdish, Snooze, Paname, Beet... (Et ce ne sont là que des exemples pris dans la capitale.) À force de vouloir se distinguer, tous finissent par se ressembler.
Pourtant, l’étalon-or du hipster est l’« authenticité » qui lui permet de constamment réaffirmer sa supériorité. C’est une compétition sociale menée avec les armes du goût. « Hipster » est un terme péjoratif, qui désigne toujours l’autre. Aucun hipster ne veut appartenir au club des hipsters car une telle affiliation serait irréconciliable avec l’idée qu’il se fait de son individualité et de sa singularité, et reviendrait à une accusation de conditionnement, voire d’imposture. (Bizarrement, Diederich n’objecte pas au terme, lorsqu’on décrit l’intérieur de ses brasseries.) Or, pour les jeunes universitaires précarisés, le capital culturel est tout ce qui les sépare de la classe ouvrière. À ces jeux de différenciations, le Luxembourg n’a pas fourni un terrain fertile. D’abord par son absence d’urbanité, de masse critique et d’infrastructures ; ensuite par sa croissance économique, sa fonction publique et ses loyers élevés.
Selon Gabriel Boisante, barbe de trois jours, tatouages et mobylette, le hipster « n’a jamais existé au Luxembourg. » Il est un des trois associés (à côté de Ray et Tom Hickey) du Paname, situé sur la Place de Paris. L’idée d’une interview dans le cadre d’un article qui traite également de la concurrence le met mal à l’aise ; il dit ne pas regarder ce que font les autres. Mais il se plaint du « gigantesque manque d’authenticité » des bars luxembourgeois. Il dit avoir voulu conférer une identité « art-déco » au Paname, dont il a conçu une partie du décor intérieur : banquettes en tissu vert avec des lignes en zigzag, ampoules à filaments, serveurs en casquette et bretelles. Le trio Hickey-Boisante, n’en est pas à ces débuts. (Boisante dit vouloir ouvrir un café par an.) Parmi ses créations, on retrouve le Mama loves you et le Mamacita en ville ; l’Urban-Belval et le Coppers à Esch-sur-Alzette. Ouvert en 2002 au Lentzen Eck, le pub Urban constitue la matrice et la cash-machine du dispositif, drainant des foules pour l’afterwork.
Mécènes Les promoteurs et constructeurs, qui ont le plus profité du boom immobilier des « Vingt Glorieuses » intègrent le marché gastronomique. Pour certains nababs de l’immobilier, l’alimentation a toujours constitué un deuxième pilier. Flavio Becca détient ainsi des participations dans la chaîne de fast-food Quick, dans la boucherie Coboulux-Emo, dans le grossiste Vinissimo ou, plus récemment, dans la marque Leopard Natural Power Drink. Quant au promoteur Pasquale Corcelli, il compte toute une ribambelle de restaurants à son actif (dont plusieurs enseignes dans le centre commercial Auchan).
Le facteur immobilier est une barrière difficile à franchir pour ceux qui ne peuvent monnayer un capital d’ancrage. Les cafés et restaurants qui ouvrent, le sont fréquemment par des jeunes gens de bonne famille. (Ainsi, pour financer les travaux de rénovation et le fonds de commerce du Choco, Christophe Diederich eut-il besoin de faire figurer son père – qui est dentiste – comme garant pour emprunter 200 000 euros.) Le chef-cuisinier Daniel Rameau se décrit comme « un des vieux sur le marché de la gastronomie », où il exerce depuis bientôt quarante ans. Il se dit peu optimiste sur les chances de survie des restaurateurs indépendants comme lui : « Pourront-ils encore réussir, en partant de rien ? J’ai mes doutes… Les banques ne prêtent plus comme avant. Il faut un apport important. Sans héritage des parents, ce sera difficile. Ils devront probablement aller voir des investisseurs. » Selon Rameau, les cuisiniers seraient rapidement dépassés par la gestion financière : « On est des cinglés en cuisine, on achète des produits trop chers, et on revend pas assez cher. C’est un peu notre défaut. »
Les frères Christian et François Thiry, PDG de la société de construction Karp-Kneip, sont les derniers venus sur le marché gastronomique. Afin de « donner un coup de main » à leur ami, le chef-cuisinier Jan Schneidewind (Windsor, B13, House 17), ils ont fondé en avril 2015 Restobert SA. Leur démarche, ils la décrivent comme un service d’amitié (« dat ass näischt wou een Geld matt verdéngt ») et de mécénat (« les cuisiniers sont un peu artistes »). Ils s’occupent de la gestion financière et du business-plan et disent ne pas interférer avec les « libertés de l’art culinaire » de leur protégé, nommé « délégué à la gestion journalière ».
Invention de la tradition En matière de cafés et de restaurants, le Luxembourg a autant de mal à créer qu’à préserver des traditions, la pression foncière et le diktat de la mode rendant futile toute tentative conservatrice, comme l’ont rappelé les destructions du Niklos-Eck, du Wëlle Mann ou du Pôle Nord. Pour faire chic, il faut donc inventer un passé. Franz, un restaurant-bar au centre-ville visant une clientèle huppée, se veut un rappel de « l’époque de la Prohibition et du Charleston ». Or, avec ses portraits de famille en noir et blanc tirés d’on ne sait où et ses radios anciennes sur lesquelles des vinyles ont été posés, la décoration semble assez aléatoire.
Pour Steve Darné, la « durée de vie des endroits branchés serait de plus en plus courte. » Selon les calculs de Christophe Diederich, il faudrait refaire les établissements tous les quatre à cinq ans. Cet essoufflement des cycles dans le segment des bars branchés exerce une pression sur les exploitants qui les force à rapidement amortir leurs investissements. Ils sont donc condamnés à attirer les foules (ou à maintenir les prix élevés). Il s’agit de détecter les signes de dépréciation. Tous les deux mois, Diederich et son associé font le tour des foires gastronomiques et des capitales européennes pour voir ce qu’il y a de nouveau : « Il faut garder les yeux ouverts et repérer les tendances dans les grandes villes. »
En 2013, on dénombrait 1 232 restaurants (417 en 1985) et 1 095 débits de boissons (1 641 en 1985). Cette année-là, le nombre de restaurants dépassait pour la première fois celui des cafés. Avec 174 000 frontaliers, il faut mal s’y prendre pour échouer dans la restauration. Pour les cafés et bars, par contre, c’est une autre histoire. La lente extinction des « Bopebistroën » pousse les brasseurs dans les bras des grands groupes de l’horeca où elles trouvent la fiabilité et la croissance qu’elles recherchent désespérément sur un marché déprimé. Or, les 1Com et Concept & Partners sont aussi des marchandeurs coriaces, n’hésitant pas à faire jouer des muscles, le volume leur assurant un pouvoir de négociation face aux brasseries. Ainsi, Concept & Partners, qui, dans la plupart de leurs établissements, opèrent avec leur propre concession, ont-ils réussi à très sensiblement faire baisser les prix d’achat.
Les propriétaires Sur le marché de l’horeca, les communes sont un acteur à ne pas sous-estimer. Les politiques d’attribution communales semblent renforcer les grands. La Ville de Differdange loue une partie du « creative hub » 1535° à Concept & Partners qui y exploite une brasserie. La commune de Bertrange a signé un bail avec B13, qui appartient à Restobar, c’est-à-dire aux frères Thiry. (Un appel d’offres n’avait pas été prévu.) La Ville d’Esch loue deux locaux à 1Com : un des pavillons de la place de la Résistance (Oishii) et le restaurant du théâtre (Gino’s).
La Ville de Luxembourg dispose également d’un parc immobilier attractif. Elle loue douze locaux à des commerces gastronomiques : de la buvette du parking du Fort Neipperg (loué, tout comme l’O-Bar, à la Brasserie nationale, dans le CA de laquelle siège l’ancien maire Paul Helminger) au premier étage du Centre culturel Cité (loué à 1Com) en passant par la Brasserie Guillaume sur le Knuedler, la Brasserie Schuman sur le parvis du Grand Théâte, et le Tennis Club Bonnevoie. Selon l’échevin du développement urbain, Patrick Goldschmidt (DP), on regarderait plus le « concept, l’originalité et le business plan » que la seule offre de loyer. « Nous ne voulons pas de locataires qui gèrent déjà six ou sept établissements, dit-il. Nous préférons louer à de nouveaux ou petits exploitants. Clairement, c’est un de nos critères pour les appels d’offres. »
Burger-Baukasten La croissance fulgurante des jeunes du Hitch a attisé la concurrence pour la ressource la plus rare sur le marché de l’horeca : les serveurs et les cuisiniers. Rien que pour l’ouverture du Hitch, Concept & Partners a embauché une cinquantaine de salariés à coups de pubs radio. Dans un secteur où les salariés tournent beaucoup – 660 contrats de cuisiniers et 985 contrats de serveurs ont été signés dans les neuf premiers mois de cette année – Concept & Partners a fini par recruter les cuisiniers (dont Morris Clip, ancien chef de cuisine à la Brasserie Schuman), gérants et serveurs de la concurrence, des fois par lot de demi-douzaine. Dans le microcosme de la restauration, ceci n’a pas peu agacé.
Une des solutions pour gérer ce choc entre croissance de la clientèle et pénurie de la main d’œuvre est de miser sur des plats peu compliqués (et peu chers) à fabriquer, comme les pizzas et les hamburgers. Ils pullulent sur les menus de la plupart des grands groupes de la restauration et se vendent entre douze et vingt euros. « Les pizzas et les burgers peuvent être assemblés comme des puzzles, grâce à une boîte d’ingrédients. C’est pas sorcier, estime Louis Robert, ancien directeur du Lycée technique hôtelier Alexis-Heck. La Provençale livre les ingrédients tout prêts. À la limite, vous n’avez pas besoin d’un cuisinier. »