La guerre des supermarchés a commencé. Cactus saura-t-il défendre sa position de leader ?

La guerre des caddies

d'Lëtzebuerger Land du 11.03.2016

Avalanche Les enseignes de la grande distribution se préparent-elles à une guerre d’usure ? Ou parient-elles sur le Luxembourg de 1,1 million d’habitants que la Commission européenne présage pour 2060 ? Ces deux dernières années, les multinationales françaises Monoprix, Picard et Carrefour ont découvert le Luxembourg et y ont installé leurs avant-postes sous forme de petites supérettes. Fin février, Delhaize (45 magasins, 500 employés) a annoncé le grand bond en avant : vingt nouveaux points de vente sur les quatre années à venir. Quelques jours auparavant, Lidl (sept magasins, 173 salariés) avait révélé qu’il comptait, d’ici 2023, étoffer son réseau de douze nouveaux magasins.

Christiane Wickler, la PDG du Pall Center, évoque « ee Feldzuch », mais précise « n’avoir même pas peur ». Thierry Nothum, le directeur de la Confédération luxembourgeoise du commerce (CLC), parle d’une « énorme avalanche. Je n’aurais pas pensé qu’elle prenne cette ampleur », confie-t-il. « La bulle, c’est toujours pour les autres, car on pense toujours que soi-même, on est les meilleurs », ironise Laurent Schonckert, l’administrateur-directeur de Cactus (qui, avec 4 150 salariés, est un des trois plus grands employeurs du pays). « Je ne suis plus tellement positif. ‘Bulle’ n’est peut-être pas le bon terme, mais il y a une surchauffe, une suroffre sur le marché. » (Or, force est de constater qu’avec ses nouveaux magasins à Marnach, Wiltz, Ettelbruck, Bettembourg ou encore à Esch, Cactus participe à cette course en avant.) Le XXe siècle nous a légué des friches industrielles, le XXIe siècle laissera-t-il des friches commerciales ?

Confidentiel Chez Delhaize, on oppose une fin de non recevoir à la question sur quels indices démographiques et économiques se base la stratégie d’expansion sur le marché grand-ducal. « Les réponses [à ces questions] sont beaucoup trop confidentielles pour que nous puissions y répondre », notifie la communications manager en Belgique. Delhaize n’avait pas réussi à s’y positionner comme leader profitable, un échec qui l’a poussé à fusionner avec le Néerlandais Ahold. Pour préparer la fiancée, Delhaize avait procédé en 2014 à un plan social drastique, qui a laissé 2 500 salariés belges sur le carreau. Par contraste, le Luxembourg apparaît comme un oasis de croissance dans un désert européen déprimé. Pour les enseignes internationales comme Carrefour, Starbucks ou Lidl, le Luxembourg est passé du statut de « quantité négligeable » (ou de simple juridiction où implanter une société boîte-aux-lettres) à celui de « toujours bon à prendre ».

La structure de la chaîne belge est flexible. À l’inverse de Cactus, ancré dans une stratégie patrimoniale de la discrète famille Leesch, Delhaize préfère louer plutôt que d’acheter. Sur ses 45 magasins, 33 sont opérés en mode franchise. Les salariés de Delhaize ne bénéficient donc pas d’une convention collective, puisque chaque supérette est considérée isolément comme une entité à part. Ironiquement, Delhaize avait fini par profiter de la politique protectionniste et du moratoire sur les grandes surfaces (dépassant les 10 000 mètres carrés) introduit en 1997 et tombé en 2005 sous les coups de la directive Bolkestein. Spécialisé dans les supérettes de 2 000 à 4 000 mètres carrés, le concurrent belge se faufila entre les établis et occupa le terrain de la proximité, et ceci à un moment où Cactus pensait encore fermer ses supermarchés de quartier.

Rabat-joie Le ministre de l’Économie Etienne Schneider (LSAP) s’était déplacé à Strassen pour couper le ruban du huitième magasin Lidl et souhaiter bonne chance au discount allemand. « Les projets d’expansion de Lidl vont de pair avec le dynamisme du Luxembourg », déclara-t-il. La croissance démographique et économique permettrait « une lecture résolument optimiste ». La décision que « Lidl Luxembourg accélère son développement de façon exponentielle » trouve son origine à Neckarsulm en Bade-Wurtemberg, siège du groupe Schwarz, propriétaire de la chaîne. En juillet 2015, la holding avait affiché comme objectif une augmentation du chiffre d’affaires de 79,3 à 100 milliards d’euros en cinq ans. Pour y arriver, Lidl mise sur une extension de son réseau hors-Allemagne.

D’après les calculs de la CLC, 250 000 mètres carrés de nouvelle surface commerciale seraient en phase de réalisation. Sachant qu’il existe actuellement un million de mètres carrés de surface commerciale, ceci équivaudrait à une hausse de 25 pour cent. Les dés-équilibres d’aujourd’hui seront-ils les équilibres de demain ? Tôt ou tard, les business plans hardis ou survoltés seront-ils à la hauteur de la formidable croissance luxembourgeoise ? Se révéleront-ils comme témoignages d’une vision entrepreneuriale ? Après tout, depuis le début de l’épopée offshore, le Luxembourg n’a-t-il pas systématiquement sous-estimé sa croissance ? La justification standard passe par l’évolution démographique. Ces dernières années, le Luxembourg a enregistré un solde migratoire dépassant les 13 000 personnes et le nombre de frontaliers a augmenté de quelque 5 000 par an.

Or, la consommation est un fait social avant d’être un automatisme arithmétique. C’est ce qu’est venu rappeler le Conseil économique et social (CES) dans son avis sur le commerce de détail publié en octobre dernier. Ses conclusions sont quelque peu rabat-joie. Depuis 2008, écrit le CES, « les affaires dans le commerce luxembourgeois stagnent, alors que la population résidente continue à croître ». La hausse démographique serait ainsi contrebalancée par la baisse des dépenses. Sur les trois dernières années, le montant annuellement dépensé par un résident moyen dans les commerces est passé de 18 200 à 16 700 euros. La faute à la stagnation du pouvoir d’achat et au fardeau immobilier. En 1998, les Luxembourgeois dépensaient en moyenne 27 pour cent de leur revenu pour le logement, quinze ans plus tard, cette part est de 35 pour cent. Un des postes perdants a justement été l’alimentaire : La part du salaire qui y est consacrée a chuté de 10,1 à 8,7 pour cent.

Hyper/Hybris L’ouverture de l’hypermarché Auchan 2 dans les prés de Gasperich est anticipée avec anxiété, même au-delà des frontières. Avec une surface brute de 100 000 mètres carrés et une surface commerciale de 37 000 mètres carrés – soit deux fois celle du Royal Hamilius –, avec son gigantesque supermarché et ses 130 magasins, le projet aura une puissance de feu commerciale inégalée au Luxembourg. De nombreux acteurs concèdent avoir pâli en entendant le business plan du centre commercial : Un chiffre d’affaires de 400 millions pour 10,4 millions de visiteurs annuels. (Ce qui correspondrait, entend-on parmi les acteurs du marché, à peu près au nombre enregistré à la Belle Etoile.)

Plus de vingt ans après sa réussite au Kirchberg, la chaîne française réussira-t-elle le doublé dans le nouveau quartier d’affaires au Sud de la Ville ? Une décennie et demie se sera écoulée entre la conception du projet au milieu des années 2000 et l’ouverture prévue pour novembre 2018. L’hypermarché sera-t-il un pharaonique anachronisme ? Le destin d’Auchan 2 est la question qui taraude les acteurs du commerce de détail. (La direction d’Auchan n’a pas donné suite à nos demandes d’interview.) « Il faut voir si le fameux gâteau sera assez grand. Sur ce point, je reste relativement réservé », dit Schonckert. Le modèle d’affaires d’Auchan 2 réussira ou échouera par sa capacité à étendre la zone de chalandise au-delà des frontières. Pour être rentable, l’hypermarché devra capter le pouvoir d’achat des frontaliers. Or, avec l’asphyxie des routes, l’accessibilité est devenue un facteur primordial. Le soir venu, les employés de la place financière sont exténués et pressés de rentrer. Mais on pourrait également retourner l’argument : afin d’éviter les heures de pointe, certains pourraient être tentés de faire leurs emplettes avant de rentrer chez eux. (Mais encore faudra-t-il qu’ils continuent à se déplacer au Luxembourg en voiture.) L’Auchan à Gasperich se situera ainsi en concurrence avec celui de Mont-Saint-Martin et de Metz-Semécourt, de l’autre côté de la frontière.

La guerre des grandes surfaces se mène au niveau de la Grande Région, et le Luxembourg s’en tire plutôt bien. Le CES note que « le commerce luxembourgeois profite davantage des dépenses des non-résidents au Luxembourg qu’il souffrirait de la fuite du pouvoir d’achat des résidents vers l’étranger » (1,2 milliards d’euros d’entrées contre 520 millions de sorties). D’un point de vue budgétaire, l’État luxembourgeois a tout intérêt à attirer un maximum de TVA des salariés de la Grande Région. Alors que « l’argent facile » des fruits de la souveraineté risque de se tarir, tout euro est bon à prendre.

Tous aux abris ! Tous se préparent à une nouvelle agressivité dont personne n’ose prédire l’issue. (Auchan entrera probablement dans le top 3 en détrônant soit le numéro 2 Delhaize, soit le numéro 3 Match/Cora et en grignotant des parts du numéro 1 Cactus.) Il y a de fortes chances que cette guerre des prix se mène sur le dos des salariés. Les attentes en chiffres d’affaires pourront difficilement être satisfaites sans un allongement des horaires d’ouverture et l’introduction de l’ouverture dominicale qui différencierait le Luxembourg de ses voisins. Delhaize a ainsi annoncé l’introduction d’un système « self-scan » et « quick-scan ». La chaîne assure que ces caisses automatiques « ne remplaceront jamais les caissières et caissiers » ; pourtant, cela y ressemble.

D’ores et déjà, Cactus est en train de repenser ses positions de défense. Son supermarché de Howald, à quelques centaines de mètres du Ban de Gasperich, sera rénové de fond en comble. « Auchan 2 sera le grand navire de guerre, et Cactus Howald la frégate légère et rapide qui tentera de le contourner », dit Schonckert. Cactus avec ses Marchés, Delhaize avec ses Proxys, Match avec ses Smatchs, Carrefour avec ses Express : tous cherchent abri dans la niche de la proximité. « Des villes avec plusieurs milliers d’habitants il n’y en a pas des centaines. Et les bons emplacements dans des quartiers vivants et urbains sont limités, estime Schonckert. Bientôt nous nous marcherons sur les pieds. C’est clairement un Verdrängungswettbewerb. » Même si, face aux annonces des concurrents, il reste dubitatif : « Sur ce point, je suis très effronté : Je demande à voir ». Or, tandis qu’Auchan s’est implanté au Kirchberg, Delhaize à Belval (et, bientôt, au Royal-Hamilius), il est frappant que Cactus ait laissé filer ces opportunités d’investir les sites emblématiques du « nouveau Luxembourg ».

Rout-wäiss-blo Lidl (comme Carrefour, Aldi et Colruyt) est dirigé depuis la Belgique et la marge de manœuvre de ses « district managers » (responsables de quatre à cinq magasins) est limitée. Delhaize avec son centre de distribution à Kehlen fait figure d’exception. Mais même chez le numéro 2, le turn-over est impressionnant et les country managers restent rarement plus de trois ou quatre ans. Quant à l’administrateur-délégué d’Auchan Luxembourg, François Remy, il gère le supermarché depuis quatorze ans. Toutes les chaînes internationales se cherchent une crédibilité locale. Elles ont tiré les conclusions des difficultés de démarrage d’Auchan qui, en 1996, avait sous-estimé l’attachement émotionnel de la clientèle luxembourgeoise aux produits de son enfance. Ainsi, à l’ouverture du Monoprix, chaque référence luxembourgeoise était ornée de fanions, comme si c’était le jour de la Libération. Lidl dit vouloir développer « un nouveau logo [qui] intégrera le drapeau national » pour ainsi « renforcer [son] ancrage local ». Dans ce créneau, Cactus garde une longueur d’avance, grâce à son historicité, mais également à la longévité de ses dirigeants et aux chemins courts qui lui permettent d’intégrer rapidement des producteurs locaux qui ont la cote. Or, structurellement, la transformation démographique joue en défaveur d’un acteur local qui, jusqu’ici, pouvait s’appuyer sur une majorité de la population qui avait grandi avec l’enseigne et qui y est resté plutôt fidèle.

Ne dites plus « discount », dites « soft discount », Lidl tente de se défaire de sa réputation de radinerie. (Son concurrent Colruyt a opté pour l’adjectif « smart discount »). La chaîne allemande tente de se réinventer en « spécialiste du frais », « soucieuse d’apporter à chaque Luxembourgeois sa dose quotidienne de vitamines ». Lidl se targue de sa « cinquantaine de références » luxembourgeoises (sur un total de 1 800 articles) : Des vins, bières ou œufs made in Luxembourg (alors que l’agriculture luxembourgeoise carbure à 90 pour cent à la production bovine et laitière). Lidl voudrait élargir cette gamme et entrer en négociation avec les producteurs locaux. Afin, comme le note un responsable communication, trouver « des solutions », « un consensus dans le respect des producteurs luxembourgeois » mais qui assure aussi les prix bas qui « font partie de notre ADN ».

Analyse comportementale Cactus a dû se rendre à l’évidence : n’est pas Amazon qui veut. Le transfert de son expertise dans le monde de l’online a été un échec. Il y a cinq ans, la chaîne avait lancé son service de livraison à domicile « Cactus@home » et investi 250 000 euros dans cinq camions frigorifiés, treize employés et un centre logistique. L’objectif semblait modeste : générer, grâce à cette plateforme Internet, un pour cent du chiffre d’affaires global. Il ne fut pas atteint et le service a été discrètement enterré début février. La demande serait restée en-dessous des attentes, dit Schonckert. Les clients auraient jugé insuffisant le stock de 6 000 articles (un supermarché moyen en comporte 25 000). En plus, le prix pour une livraison n’aurait pas couvert les frais de logistique et de transport ; « Six euros, c’était trop peu. Or à dix euros tous auraient dit : ‘Cactus, klibber mech !’ », dit Schonckert.

Les données personnelles accumulées via les cartes de fidélité sont du pétrole brut qui peut être raffiné et utilisé pour des publicités ciblées. Légalement, les supermarchés ont droit d’effectuer de telles analyses comportementales, la loi leur interdisant seulement de céder des informations à des tiers sans en notifier les concernés. La Commission nationale de la protection des données ignore quels supermarchés procèdent à de telles analyses, mais précise ne pas avoir reçu de plainte à ce jour. (Dans sa « déclaration vie privée », Delhaize note que « les données personnelles sont aussi enregistrées et traitées pour vous envoyer des offres intéressantes sélectionnées ou non sur la base de votre profil individuel et de votre historique d’achat dans les magasins ».)

Laurent Schonckert dit avoir renoncé à exploiter les données des plus de 200 000 cartes Cactus en circulation. Il n’aurait pas voulu créer une « usine à gaz » d’analystes, dit-il. Mais il évoque également sa « frousse » d’un backlash. « En tant que consommateur aimeriez-vous qu’on vous envoie des dépliants pour nourriture d’animaux parce que nous savons que vous avez un chien ? Ou des pubs pour du whisky parce que nous savons que vous avez acheté dix bouteilles l’année dernière ? Que diriez-vous ? Formidable – merci Cactus ! Ou, plutôt : Cactus et Schonckert savent tout de moi – qu’ils me fichent la paix ! Sincèrement, dans un petit pays où tout le monde connaît tout le monde, la publicité ciblée ne serait-elle pas contreproductive ? »

Bernard Thomas
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