Dégradation de la compétitivité

En finir avec l’intox

d'Lëtzebuerger Land vom 06.05.2010

Le patron du Statec, Serge Allegrezza, a dû reconnaître ses petits, mercredi, dans le discours du chef du gouvernement, lorsque, s’inquiétant de la perte de compétitivité des entreprises luxembourgeoises, Jean-Claude Juncker a promis de s’attaquer avant la fin du mandat du gouvernement actuel en 2014 aux causes de cette dégradation : on nommera bien sûr l’indexation automatique des salaires dans sa forme actuelle. Le directeur général du Statec avait été appelé au mois d’avril pour intervenir devant les membres du comité tripartite et parler, chiffres à l’appui, de la « perte progressive de la compétitivité globale ». Un exercice qui a permis de remettre dans leur contexte des données statistiques que les syndicats interprètent volontiers comme des bonnes nouvelles pour la conjoncture économique, qui ne justifient pas un plan d’austérité.

Après son échec à la Tripartite pour tenter d’imposer un moratoire de deux ans sur le mécanisme ou sa limitation à deux fois le salaire social minium, le Premier ministre n’a pas de raison de renoncer. Les chiffres qu’a présentés Serge Allegrezza en avril dernier devant la Tripartite ne sont pas de nature à l’en dissuader : considérée en termes nominaux, l’évolution du coût salarial unitaire (CSU) a progressé de 49,9 pour cent au Luxembourg entre 1995 et 2009, contre 0,3 en Allemagne, 27,9 en France et 27,9 en moyenne dans la zone euro. L’évolution du CSU réel, que les syndicats privilégient évidemment mais qui est inadapté à la structure de l’économie luxembourgeoise et à son degré d’ouverture à la concurrence, l’angle de vue change du tout au tout, et montre une baisse de 2,1 p.c. sur la même période (- 5,9 en Allemagne et - 0,8 dans la zone euro).

L’évolution négative de la productivité va obliger le gouvernement à bouger ses pions, en jouant cette fois la partie plus finement qu’il ne l’a fait jusqu’à présent. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi Jean-Claude Juncker a fait référence appuyée mercredi à son ministre LSAP de l’Économie et à l’Observatoire de la compétitivité, qui vont devoir plancher sur des nouveaux modèles d’évaluation des coûts du travail. En clair, le gouvernement va s’attaquer à l’indexation automatique des salaires, sujet émotionnel s’il en est, de manière scientifique, en avançant des chiffres dont personne ne pourra contester la valeur. Présentés comme des « marxiens », les chercheurs recrutés par la Chambre des salariés, qui ont servi, en marge de la Tripartite, des pavés de littérature pour faire dire aux chiffres que le grand-duché est resté le champion de la compétitivité des entreprises, pourraient alors rester sans arguments. Car, rien n’est plus faux que les conclusions qu’ils ont avancées, leur répond Serge Allegrezza.

Le directeur du Statec a d’ailleurs présenté jeudi lors d’une conférence de presse (la date, au lendemain de la déclaration sur l’état de la nation, ne doit sans doute rien au hasard, Serge Allegrezza ne souhaitant ajouter à la polémique en cours) lors d’une conférence de presse, le suivi des travaux de recherche menés conjointement par le Statec et le Centre de recherche public Henri Tudor pour le compte de l’Observatoire de la compétitivité. Le rapport porte sur la mise en place au niveau national d’un nouvel outil d’évaluation de la productivité au Luxembourg, de son évolution en fonction des différents secteurs d’activité – c’est important pour une économie encore tirée par sa place financière et dont l’importance peut fausser les statistiques ainsi que leur interprétation – et de son positionnement par rapport à ses partenaires en Europe.

Les chercheurs ont mis au point un instrument spécifique, baptisé Lux-klem, pour mesurer la productivité totale des facteurs (PTF) de l’économie du Luxembourg. Les données de l’Observatoire de la compétitivité (qui comportent 79 indicateurs en dix catégories) prennent en considération la seule productivité du travail sans tenir compte par exemple d’autres facteurs cruciaux comme la productivité du capital. La PTF compare la production aux ressources (facteurs de production) utilisées pour la produire. Elle sert de référence pour appréhender la croissance à long terme en tenant compte de trois facteurs : accroissement du facteur capital, stock de capital et progrès technique.

Les données présentées jeudi couvrent la période de 1995 à 2008. Elles montrent que si le Luxembourg « a le plus haut niveau de productivité du travail de l’Europe des 15, cependant la croissance de la productivité du travail et de la productivité totale des facteurs sont plus faibles ».

Presque tous les indicateurs sont au rouge si on observe leur évolution et non plus seulement leur niveau, nuance sur laquelle Serge Allegrezza insiste lourdement. Le taux de croissance de la productivité du travail, mesuré par les chercheurs du Statec et du CRP Tudor, accuse une dégradation de 8,03 pour cent en 2008. Les travaux d’organismes internationaux et européens obtiennent pour le Luxembourg des séries un peu moins alarmantes, qui ne remettent pas en cause toutefois la pertinence des données du Statec, sans doute plus fines que les leurs : ainsi, le taux de croissance de la productivité du travail se limite à une perte de 5,5 p.c. pour l’OCDE et de 4,2 pour Eurostat.

En comparaison européenne, le taux de croissance du PIB par emploi au Luxembourg s’est dégradé (0,7 p.c. en moyenne entre 1995 et 2008 contre 1,5 entre 1996 et 2004), plaçant le pays à la treizième position, loin derrière l’Allemagne (moyenne supérieure à 1,6 p.c.)

Quant au taux de croissance de la PTF, il est passé pour le Luxembourg de 1,2 p.c. entre 1996 et 2007 à 0,5 p.c entre 1995 et 2008, à quoi s’ajoute un zéro pour cent de gain d’efficacité pour les deux périodes et un taux de progrès technique qui s’est également dégradé à 0,5 p.c. « En moyenne sur l’ensemble de la période, la croissance de la PTF reste faible, avec un taux moyen proche de 0,5 p.c., principalement généré par des gains d’efficacité », note l’étude du Statec, en relevant aussi « des performances faibles en termes de progrès techniques ». Les travaux montrent encore combien le Luxembourg a été exposé à la crise économique en 2008, année qui marque « la plus forte baisse de la PTF enregistrée ». Cette baisse a été de 7,5 p.c., la plus forte de l’Union européenne (Allemagne - 1,4 ; Belgique - 5 ; Irlande - 6,2 ; France - 3).

Sur le plan sectoriel et dans le domaine des services, seuls les auxiliaires financiers et d’assurance et la branche des postes et télécommunications, avec une croissance respective de la PTF de 3,3 et 2,5 p.c. entre 1996 et 2008, montrent des performances largement positives (et une croissance « substantielle » du progrès technique). Dans l’industrie, la plupart des branches (particulièrement la métallurgie) ont connu des gains d’efficacité « substantiels » associés à des performances faibles en termes de progrès techniques.

Luxklem, expliquent ses responsables, est un projet en évolution continue. Ses travaux de mesure des facteurs de productivité devraient dans une prochaine étape se pencher sur la performance environnementale. Une des autres pistes de recherche portera sur le renforcement des mesures du facteur travail. Le Statec devrait ainsi mettre en place un indice de qualité de la main d’œuvre qui permettra de mieux cerner les évolutions intervenues dans la composition de la force de travail.

Pour Serge Allegrezza, il est temps que l’opinion publique, intoxiquée par les statistiques qui donnent une vue tronquée de la compétitivité luxembourgeoise, ait droit à la vérité, « même si c’est du pain béni pour le patronat. La statistique officielle, dit-il, n’est pas un jeu ».

Véronique Poujol
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