Chagall, seul en Sarre

d'Lëtzebuerger Land du 24.01.2025

Les collections du Saarlandmuseum comptent plus de cinq cents œuvres sur papier de Marc Chagall (1887-1985). Un prétexte tout trouvé pour lui consacrer l’exposition Die heilige Schrift, et dévoiler ainsi une partie du fonds dédié au thème biblique sur une période de quarante ans, soit environ 120 œuvres graphiques. Du pain béni pour l’artiste originaire de Vitebsk, ville au nord de la Biélorussie relevant autrefois de l’empire russe, où était installée la communauté hassidique dont il était issu. Outre la synagogue, la cité accueillait, dès 1897, une importante école d’art qui deviendra l’un des plus importants centres de l’avant-garde, connu sous le nom de l’École de Vitebsk. Chagall en fut le directeur, avant qu’il ne soit évincé par Kasimir Malevitch. Parmi les artistes célèbres qui ont étudié à Vitebsk, citons, parmi les plus connus, El Lissitzky ou encore Ossip Zadkine.

Au seuil de l’exposition, on lit cette déclaration de Chagall : « Depuis ma plus tendre enfance, la Bible m’a captivé. La Bible m’a semblé être la source poétique la plus riche de tous les temps. Depuis, j’ai cherché son reflet dans la vie et dans l’art. La Bible est comme un écho de la nature, et c’est ce mystère que j’ai essayé de transmettre ». De fait, le peintre y est revenu tout au long de sa carrière, reconnaissant dans le mythe vétérotestamentaire une « vision du destin du monde ». C’est en fait un double retour aux sources dans le cas de Chagall. Non seulement parce que la plupart des thèmes traités par le peintre s’ancre dans l’Ancien Testament, livre peuplé de rois, d’archontes, de héros, de prophètes et prophétesses, mais aussi de femmes courageuses à l’instar d’Esther. L’acte même de figurer le sacré ne va pourtant pas de soi, en particulier dans la tradition juive qui est frappée d’iconoclasme, ou plus précisément d’aniconisme. L’interdit figuratif du divin est inscrit dans le marbre, comme on peut le lire dans l’Exode, qui renferme la prescription la plus sévère : « Tu n’auras pas d’autre dieux que moi. Tu ne feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux, là-haut, ou sur la terre, ici-bas, ou dans les eaux, au-dessous de la terre. » Nous voici prévenus.

C’est dire si Chagall s’est montré rebelle à sa propre tradition, s’élevant contre un interdit qui opère comme une négation de son activité artistique. Le peintre a subverti l’interdit des images en vigueur dans le judaïsme, tout en s’inscrivant au sein d’une tradition iconophile chrétienne, qui a misé comme jamais sur la fabrication des images pour la propagation de son culte. Rendre visible l’invisible, le divin, tel fut en effet le programme théorico-théologique du christianisme, ce qui en fera la « religion la plus productrice d’images » comme le rappelle Georges Didi-Huberman dans l’un de ses essais. Voilà qui ferait de Chagall un sacré hérétique, tant au sein du judaïsme, que du christianisme. N’a-t-il pas d’ailleurs répondu favorablement aux commandes que lui ont adressées certains membres du clergé, et qui l’ont conduit à réaliser des vitraux pour d’importants édifices chrétiens ? La cathédrale de Metz en est un bon exemple, celle-ci abritant depuis la fin des années 1950 tout un cycle allant de la Genèse à l’exode douloureux du peuple juif.

L’exposition sarroise fait complètement l’impasse sur le reste du monde. On n’y trouve aucune traduction des cartels, même pas en anglais, ne se souciant pas du public transfrontalier qui pourrait la visiter. De même, aucun prêt d’une autre institution n’a été envisagé pour enrichir le parcours, se contentant de valoriser son seul fonds iconographique. Aucune mention n’est faite des deux réalisations majeures de Chagall dans la Moselle voisine : les vitraux de la cathédrale de Metz et ceux de la Chapelle des Cordeliers à Sarrebourg. Ainsi coupée du monde, l’exposition de la Galerie moderne se focalise en grande partie sur la commande que Ambroise Vollard a passée auprès de Chagall, à savoir l’illustration de la Bible, dont le musée sarrois possède un grand nombre de gravures de grande qualité. Le projet, conçu dès les années 1930, est interrompu par la mort accidentelle du marchand d’art en 1939 puis par la guerre. Le livre illustré a finalement vu le jour en 1956 et compte 102 planches. Un exemplaire de cette édition peut être admiré sur place. Pour chaque gravure, le cartel renvoie à l’épisode de l’Ancien Testament concerné, tissant un lien entre l’épisode convoqué de l’Ancien Testament et sa mise en images. Soit l’occasion de retracer les grandes stations de ce récit, dans ce qu’il a de merveilleux ou de dramatique ; la création de l’humain, l’arche de Noé, Abraham et les trois anges, la libération de Jérusalem. Autant d’étapes où l’imagination de l’artiste fait la part belle au symbolisme traditionnel : étoile de David, lion de Juda, rouleaux de la Torah, inscriptions hébraïques gravées sur les Tables de la Loi…

L’avènement de la couleur jaillit aux deux sections suivantes, qui réunissent de très belles planches pour Verve, célèbre revue d’art fondée en 1937 par le critique d’art et éditeur Tériade, et les 24 lithographies de The Story of Exodus, livre édité en 1966 à Paris et New York. Comme souvent chez Chagall, le profil prédomine sur la face, quand il ne se plaît pas à condenser les deux, ou encore à hybrider le masculin et le féminin, le haut et le bas. S’y affirme avec splendeur l’immense coloriste, notamment au travers du cycle dédié à Moïse recevant les tables de la Loi, dont quatre variantes sont proposées. Sur l’une d’elles, ne transparaît, de Yahvé, qu’une main, rehaussée d’or en guise de lumière divine, tandis que Moïse, de profil, tend les bras pour accueillir les commandements. Trois autres épreuves mettent exclusivement en lumière la figure mosaïque, renvoyant la divinité à une absence figurative. Il est étonnant que Chagall ait parfois repris l’attribut des cornes affublant la tête de Moïse, alors qu’il s’agit d’un accessoire résultant d’une erreur de traduction en latin de la Bible. Des cornes à la couronne, il n’y a cependant qu’un pas, qu’un glissement morphologique et sémantique que Chagall franchit allègrement. Ainsi Moïse porte-t-il, selon les configurations, cornes ou couronnes, indifféremment. Voilà le spectateur encorné à son tour dans un vertige philologique, dans un tourbillon interculturel où tout est placé sous le sceau de la traduction et du passage. Ce qui ne doit pas nous faire oublier l’essentiel, à savoir que le christianisme est une émanation du judaïsme. Jésus, comme Marie, ainsi que les apôtres, ne sont-ils pas tous Juifs ? Il y a des évidences qui sont toujours bonnes à rappeler.

Exposition Marc Chagall,

Loïc Millot
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