Claude Lévi-Strauss a vu la ville de New York des années 1940 comme un carambolage des temps

Picasso, Pollock et le mur de Breton

d'Lëtzebuerger Land du 17.01.2025

C’est aux années quarante du siècle dernier que nous ramène l’association des trois noms du titre, années de la guerre en Europe, certes, de destruction, et les muses sont alors censées restées sans voix. À New York, au contraire, période d’ensemencement, voire de fruits qui allaient très vite mûrir. D’ailleurs, Jackson Pollock n’avait pas attendu la venue de exilés européens, il avait lu le livre de John D. Graham, Primitive Art and Picasso, à sa parution en 1937, et c’est tout de suite après qu’il est allé voir Guernica pour de vrai, avant une exposition du peintre andalou au MoMA.

Pollock est sous l’emprise de l’Espagnol, d’où logiquement l’exposition (jusqu’à dimanche soir) au Musée Picasso dans le Marais, des premières années de l’Américain, après sa proximité avec les muralistes mexicains. Les pourings et drippings viendront après, salués par le critique Clement Greenberg, qui feront de Pollock une figure emblématique de la culture américaine.

Nous n’en sommes pas encore là, ce sera pour la dernière salle. Avant, il y a donc l’obsession de Picasso, elle est telle que Lee Krasner, avec qui Pollock est marié jusqu’à sa mort en 1956, rapporte que son homme maudissait Picasso, disant que quelque part qu’il aille, l’autre l’a précédé. Il est vrai que Picasso, lui, affirmait ne pas chercher, qu’il trouvait. Pollock va chercher de deux côtés, carambolage de temps, pour Lévi-Strauss, du moderne et de l’archaïque ; ses figures hybrides, ses masques, renvoient à des motifs indigènes, d’autre part aux sources picassiennes. Mais reconnaissons-leur déjà une densité, une concentration, et comme plus tard un parfait jeu des couleurs.

Picasso a passé toute l’Occupation dans son atelier rue des Grands-Augustins. Pour survivre, la plupart des surréalistes n’avaient que la fuite, l’exil, André Breton le premier, et Pollock, avec eux à New York se trouvait en terrain connu ; la psychanalyse, l’écriture et le dessin automatiques, ça le connaît, il est en cure avec Joseph Henderson, analyste jungien toutefois, loin de Freud, pour son addiction à l’alcool. Et il lui apporte et soumet quelque soixante-dix dessins utilisés comme supports thérapeutique.

Très tôt, dès 1921, Breton avait acheté des œuvres de Picasso aux premières ventes du marchand Kahnweiler. Et toute sa vie durant, lui aussi fonctionne à la façon du carambolage des temps. Nous sommes en 1922, pour la première fois en vente publique à Paris, organisée par Paul Guillaume, des « sculptures nègres » sont associées à des tableaux modernes. Breton, qui s’est installé au 42 rue Fontaine, y acquiert un « fétiche cuivre et bois de l’Ogooué » (fleuve et région du Gabon) ainsi qu’une nature morte de Giorgio de Chirico. Avec l’argent reçu pour sa réussite au bac, il avait acquis une figure de l’île de Pâques (reproduite dans Nadja, elle se trouve aujourd’hui au musée du Quai Branly – Jacques Chirac).

Depuis 2003, avec la dation en paiement fiscal, le Musée national d’art moderne a pu reconstituer en partie l’atelier de Breton, un mur en porte témoignage, 255 objets, plus 91 sur le bureau de l’écrivain, foisonnement hétéroclite dont Julien Gracq écrivait que l’espace disponible s’en était trouvé rétréci au point qu’il n’était plus possible d’y circuler que selon des cheminements précis. Un livre paru aux Éditions du Centre Pompidou en novembre en fait l’inventaire complet, quelque 367 pages, d’illustrations, de commentaires. Un apport inestimable en cette année anniversaire, d’une Wunderkammer du vingtième siècle.

Le bric-à-brac, en l’occurrence réduit à un seul artiste, Breton l’avait aimé rue de La Rochefoucauld avec Gustave Moreau, il voulait s’y laisser enfermer avec une lanterne sourde. Une folle accumulation, il l’avait trouvée boulevard Saint-Germain avec Apollinaire, au dernier étage d’un immeuble. Et les deux fois, une capacité d’émerveillement, dans un présent qui « tend de toutes ses forces à anticiper sur l’avenir ».

Lucien Kayser
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