On ne sait pas vraiment combien de tableaux Jean-Pierre Beckius (1899-1946) a peint au cours de sa courte vie. Les sources s’accordent pour dire qu’il a été très productif, notamment parce qu’il vivait de son art. Il y a deux ans, les descendants du peintre ont entamé un catalogue raisonné où figurent déjà 600 peintures à l’huile, photographiées par François Beckius, le fils du peintre. Pour aller plus loin, en prévision du 125e anniversaire de leur grand-père, Eve-Lynn Beckius et Dunja Weber ont lancé un appel pour retrouver des images de la vaste œuvre de l’artiste. Près de 200 propriétaires privés, au Luxembourg, mais aussi en Belgique, en Suisse ou en Allemagne, se sont manifestés. Environ 250 tableaux inconnus ont ainsi pu être recensés. En comptant des études et esquisses, c’est un bon millier d’œuvres que compte désormais le catalogue.
Née de la volonté de la famille de l’artiste, l’exposition Jean-Pierre Beckius, Impressions d’ici et d’ailleurs à la Villa Vauban, ne présente qu’une petite portion de cette œuvre abondante. Une centaine de toiles, dont beaucoup n’ont été jamais montrées au grand public, ne constitue pas une rétrospective exhaustive, mais plutôt un voyage dans les pas de l’artiste, une sorte de réhabilitation de celui qu’on a longtemps cantonné à son statut de « peintre de la Moselle ». Comme un pied de nez à ce qualificatif réducteur, une vue du fleuve ouvre l’exposition. La seule du parcours divisé en chapitres chronologiques et géographiques.
Un premier autoportrait, réalisé à 17 ans, prouve la précocité artistique de Jean-Pierre Beckius. Par l’entremise de son ami Pierre Frieden, il étudie à la Handwierkerschoul (précurseur du Lycée des Arts et Métiers) auprès des professeurs de dessin Pierre Blanc (1872-1946) et Ferdinand d’Huart (1857-1919) dès l’âge de quinze ans. Celui qui deviendra ministre d’État a su convaincre les parents du jeune Beckius que leur fils devait faire des études d’art plutôt que travailler à la ferme familiale. L’artiste va ensuite parfaire sa formation à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris en 1919. Il est l’élève de Fernand Cormon qui fut le maître de nombreux grands noms du monde de l’art, dont Henri de Toulouse-Lautrec, Émile Bernard et Vincent van Gogh.
La capitale française est une source d’inspiration pour Beckius : les vues sur la Butte Montmartre depuis sa chambre, la place du Tertre, des bords de Seine, les boulevards animés. Inspiration de la ville et inspiration stylistique. Admirateur de l’œuvre de Jean-Baptiste Corot pour la qualité de ses lumières et la douceur de ses paysages, le Luxembourgeois s’approche plutôt des préceptes des impressionnistes. Il travaille d’un pinceau léger, touche par touche de couleurs vives pour apporter de la luminosité et des vibrations à ses scènes. La vue sur une Notre-Dame de Paris (1921) dans les tons orangés du soleil levant rappelle la palette de Monet dans la toile qui a donné son nom au mouvement, près de cinquante ans auparavant. Un séjour en Bretagne et en Normandie l’amène à capturer les mouvements de la mer et se montrer moins naturaliste et plus audacieux.
Le séjour à Paris est suivi de plusieurs voyages d’études en Italie pour lesquels il obtient une bourse grâce au soutien du ministre d’État de l’époque, Joseph Bech. À Rome, il découvre les ruines des sites antiques qui l’incitent à travailler les compositions et les perspectives. À Naples, la lumière éclatante de la Méditerranée nourrit des toiles joyeuses, si pas luxuriantes. L’influence des impressionnistes persiste, en particulier dans les couleurs et les contrastes : rouge, gris et jaune se bousculent et scintillent.
Après sa tournée italienne, Jean-Pierre Beckius revient au Luxembourg et se marie avec Gabrielle Breyer, originaire d’Arlon. À la suite de leur voyage de noces aux Pays-Bas, le jeune couple s’y installe pendant près de deux ans. Après le soleil italien, place aux ciels bas néerlandais. Mais toujours sur une terre fertile d’histoire artistique. Dans le centre d’Amsterdam, sa palette s’assombrit, plus proche de celle de Rembrandt avec du noir, du rouge brique, du brun foncé ou du vert profond. Il peint les péniches abandonnées, les écluses en bois et les maisons hollandaises à pignons. L’exposition présente de nombreux paysages de canaux avec les classiques moulins à vent, des toiles plus dépouillées, plus sourdes, plus sérieuses. On regrettera, dans cette section principalement, que les œuvres, conservées par des particuliers, n’aient pas été restaurées ou nettoyées. On devine plus de fougue sous les affres du temps.
De retour au pays en 1934, Jean-Pierre Beckius s’installe à Mertert. Pendant tout le reste de sa carrière, il sera un défenseur du paysage mosellan, dans un style souvent lyrique et toujours impressionniste. Dans un livre consacré à l’artiste, Martin Gerges parle de « l’apôtre fanatique de la beauté de la vallée de la Moselle »1. De cette période, l’exposition montre une dizaine d’œuvres représentant le Laerensmillen sous toutes les coutures et en toutes saisons. Deux retiennent l’attention par leur composition et leurs couleurs inattendues : Grenier et Vue vers l’extérieur. Des accents expressionnistes y pointent de manière peu usuelle. Façon de montrer que le peintre ne se laisse pas enfermer dans un style.
L’exposition se conclut comme elle a commencé, avec des portraits. Il est frappant de constater que Beckius, comme portraitiste, privilégie les modèles simples avec lesquels il sympathisait : ses parents, ses enfants, des gamins du village, des personnes modestes ou âgées. Sa femme Gaby fait l’objet de nombreuses toiles parmi les plus sensibles, dans un champ de blé (1931) ou à la fenêtre du Laerensmillen. Certaines peintures de bébés et d’enfants sont également d’une grande qualité. On y décèle un sens aigu de l’observation et une maîtrise des expressions.
L’exposition permet de découvrir des œuvres méconnues et de sortir Jean-Pierre Beckius de son carcan mosellan. Elle fait cependant l’économie d’une analyse ancrée dans l’histoire et dans l’histoire de l’art. Et pour cause, Beckius n’a que faire des courants artistiques qui animent son époque. « On s’étonnera sans doute devant un artiste qui semble être resté imperméable aux mouvements artistiques novateurs de son temps », écrit le directeur des musées de la Ville, Guy Thewes dans son introduction au catalogue. Au fauvisme, au cubisme ou au surréalisme, Beckius préfère la tradition paysagiste et impressionniste. Père de six enfants et ne gagnant sa vie que grâce à ses tableaux (contrairement à la plupart de ses contemporains, il n’était pas professeur ou fonctionnaire), le Mosellan suivait en cela le goût de ses clients.
Ce qui est apprécié par les uns est vilipendé par les autres. Une exposition chez Bradtké en 1935, fait l’objet d’une passe d’armes entre les critiques du Luxemburger Wort et du Tageblatt. Dans le premier, on lit, sous une plume anonyme : « Voici un peintre-poète profondément sensible, qui chante en couleurs ses œuvres les plus magnifiques, je dois dire chanter, parce qu’il crée avec amour et ferveur. » Quelques jours plus tard, dans le journal d’Esch, Joseph-Émile Muller assène « on voit dans le travail de Beckius une peinture typiquement paysanne et conservatrice, donc réactionnaire qui remonte à 30, 40 ans en arrière, tant sur le plan sentimental que technique »2. Partant du même constat, Gaston Mannes est moins critique : « Beckius est un postimpressionniste qui a du mal à se détacher de la tradition et ne s’en éloigne jamais. /…/ Il rejette la civilisation moderne et ses menaces pour l’homme et fait de sa peinture un refuge qui lui permet de ressentir l’harmonie de la nature comme un écho à son équilibre intérieur. »3
Hors du temps du point de vue de l’art, Beckius s’est aussi désintéressé des vicissitudes politiques d’une époque marquée par les guerres et la montée du fascisme. « Pierre Frieden, le futur ministre d’État, raconte que lorsqu’il visita en 1934 son ami peintre vivant alors retiré dans une cabane de pêcheurs au bord de la mer du Nord, ce dernier ignorait l’arrivée au pouvoir d’Hitler », retrace Guy Thewes. L’historien Ben Ferring est plus précis4. Il date l’adhésion de Beckius au Nationalsozialistische Volkswohlfahrt à 1942, « ce qu’on ne peut interpréter que comme le signe que la situation de la famille en matière d’approvisionnement devenait de plus en plus précaire à mesure que la guerre progressait. » Le peintre a participé à différentes expositions au Luxembourg et dans le Reich. Il a notamment exposé au Kunsthaus de Luxembourg et ses œuvres ont été présentées dans une exposition itinérante à Gerolstein, puis au château de Schönhausen à Berlin en 1941. « Il n’est pas le seul, Bové, Calteux, Felgen, Gerson, Glatz, Mett Hoffmann, Kratzenberg, Kesseler, Meyers, Rabinger, Reckinger, Sabbatini, Schaack, Sünnen, Thill, Würth le font aussi », liste Henri Wehenkel dans un article sur Théo Kerg (d’Land 10.01.2014). « La protestation silencieuse qu’il a exprimée en indiquant son appartenance ethnique comme « Lëtzebuergesch » lors de l’enregistrement à l’état civil le 10 octobre 1941 et le soutien occasionnel à une organisation de résistance témoignent de son attitude de rejet envers l’occupant », nuance Ben Ferring.
Jean-Pierre Beckius n’a pas pu profiter longtemps des années d’après-guerre. Il meurt après une grave maladie, le 11 décembre 1946, à seulement 47 ans, dans sa maison. Il avait fait construire cette villa sur les hauteurs de Mertert en 1939, par l’architecte d’État Hubert Schumacher (qui a notamment dirigé l’agrandissement de la cathédrale Notre-Dame à Luxembourg). Le bâtiment assez original, d’une note presque méditerranéenne, intégré à la nature environnante, a trôné pendant 80 ans sur la colline avant d’être détruit à l’automne dernier, faute de classement comme monument historique et par une mobilisation trop tardive.