Chroniques de la Cour

Surcharge de travail ?

d'Lëtzebuerger Land vom 21.02.2020

8 juin 2015. La Cour de justice européenne organise un colloque en l’honneur de son président d’alors, Vassilios Skouris. Le directeur général du service juridique du Conseil de l’UE, son jurisconsulte qui plus est, Hubert Legal, prend la parole en public. Il compare le président en exercice de la Cour à la statue du Commandeur, à un chêne, tout à la fois Zeus et Apollon, puis à un architecte de génie. Quelques mois plus tard, le Conseil de l’UE adopte la réforme voulue par Skouris, consistant à doubler le nombre de juges au Tribunal européen, de 28 à 56. Des courtisans, des inconditionnels, le président en avait dans toutes les institutions, au Parlement européen, à la Commission, à la Cour, tous unis contre ses détracteurs qui pourtant avaient pour eux les chiffres et du bon sens leur permettant de dire que, dans ce dossier, l’UE marchait sur la tête. Dans leur règlement conjoint du 16 décembre 2015, approuvant la réforme, le Conseil et le Parlement indiquent toutefois qu’au plus tard le 26 décembre 2020, « la Cour de justice en faisant appel à des conseillers extérieurs, soumet un rapport sur le fonctionnement du Tribunal ». Ce rapport devra dire, en autres, si la présence de 56 juges (maintenant 54 sans les Britanniques) était vraiment nécessaire.

Le président de la cour vient de nommer les rapporteurs. Il s’agit de Klaus Renner, président de la Cour suprême administrative allemande, et de Luis Maria Diez-Picazo Giménez, président de la troisième chambre de la Cour suprême espagnole. Quels documents vont leur être présentés pour mener à bien leur mission ? Les interventions de quatre juges du Tribunal au Parlement européen, en 2015, expliquant, chiffres à l’appui, que la réforme était inutile et coûteuse ? Les écrits d’Antonio Martinho e Pinto, rapporteur de la réforme au Parlement européen, victime de coups bas, marginalisé, évincé pour avoir dit que la réforme était un défi au bon sens et, en plus, intellectuellement malhonnête ? En tous cas, ils vont avoir à leur disposition les statistiques de la Cour que celle-ci publie chaque année à cette époque, sur la charge de travail et les performances des juges. Elles ne sont pas encore publiques, mais en voici quelques chiffres.

Il en ressort que les 54 juges en fait, 51 car il en manque trois, ont, en 2019, clôturé 874 affaires. C’est moins qu’en 2015 ou, à 28 juges, ils en avaient bouclés 987. Sur ces 874, 108 sont des affaires de fonctionnaires européens et 87 sont des procédures particulières à savoir des recours jugés irrecevables, non fondés, sujets à un non-lieu, etc. Pas de quoi donner la migraine à ceux traitant ces dernières affaires. Il y a aussi 318 dossiers de marques, ces contentieux de masse que certains référendaires prétendent pouvoir traiter en un temps record et pour lesquels le Tribunal aurait voulu un tribunal spécialisé de quelques juges à la place de 28 juges supplémentaires. Faut-il une cinquantaine de juges pour clôturer quelques centaines d’affaires ?

Bien-sûr, il y a le stock des affaires en cours, les affaires pendantes. Il y en avait 1 398 sur le bureau des juges. Mais une grande partie (418 dossiers) y dormaient. Ce n’est pas la faute des juges si elles sont suspendues. Ils n’y peuvent rien. C’est que les affaires suspendues ne peuvent pas être traitées, par exemple parce qu’il y a un groupe d’affaires portant sur un même sujet. Elles ont toutes un numéro différent mais le juge à qui elles sont données n’en traite que deux ou trois, des affaires pilotes, et suspend les autres. Ou alors des parties peuvent demander la suspension de leur affaire en attendant de se mettre d’accord entre elles. Faut-il vraiment une cinquantaine de juges là aussi ?

Et enfin, pour les nouvelles affaires introduites en 2019, les prédictions de la Cour – elle parlait d’une « progression inexorable » du nombre d’affaires introduites au Tribunal – ne se sont pas réalisées. En 2014, elles étaient 912 à arriver au greffe, en 2015, dernière année du tribunal à 28 juges, 831, en 2017, 917 pour atteindre le chiffre de 939 en 2019. Rien de bien méchant en fait de progression.

Donner plus de travail au Tribunal, c’est ce que le Parlement et le Conseil avaient envisagé dès 2015. L’idée était de transférer de la Cour au Tribunal certaines questions préjudicielles, ces questions d’interprétation du droit européen envoyées par les tribunaux nationaux. La Cour avait deux ans pour étudier la question. Fin décembre 2017, elle répondait que, finalement, l’idée n’était pas si bonne. Certes, elle avait pensé donner au Tribunal de petites questions préjudicielles sur des affaires douanières, tarifaires ou de sécurité sociale sans importance et la Cour se serait gardée les grandes questions sur la citoyenneté et l’intégration économique. Mais réflexion faite, c’est « non » car des demandes en apparence anodines ou techniques peuvent soulever des questions de principe. Pensait-elle déjà au Brexit ? Toutes les questions préjudicielles restent donc à la Cour. Que donner alors au Tribunal ? Les « manquements », lorsque la Commission européenne attaque un État membre pour violation du traité de l’UE ? Les États-Membres ne le veulent pas. Seul un face-à-face avec la Cour suprême de l’UE les intéresse. Alors quoi ?

Une idée saugrenue pour certains, une hérésie pour d’autres, les avocats surtout, mais une piste que creuse la Cour, consiste à créer au Tribunal une chambre de pourvoi ou d’appel – les termes sont encore mal connus – vers laquelle se tourneraient les parties mécontentes d’un arrêt d’une autre chambre de ce même tribunal. Ce qui soulagerait aussi la Cour qui avec cette réforme se trouve avoir trop de travail, du moins le dit-elle. (De méchantes langues disent que le président de la Cour est trop « malin » pour en faire une proposition écrite. Il en aurait suggéré l’idée au président du Tribunal, Marc van der Woude, pour que l’initiative vienne de lui.) Cela existerait dans certains États membres, disent les uns. Une fiche de recherche en ferait état mais elle aurait été « trafiquée » rétorquent les autres. Preuve que le sujet passionne mais aucun débat public, aucune consultation extérieure, ne semblent être prévus. La Cour continue de se penser différente des autres institutions européennes, à l’abri de tout contrôle.

Dominique Seytre
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