Chroniques de la Cour

Still in office

d'Lëtzebuerger Land vom 14.02.2020

La nouvelle a été officialisée à la dernière minute. Les juges britanniques ont pris la porte le 31 janvier. En revanche, leur compatriote avocate générale reste. Un maintien qui fait jaser. Le Brexit à la Cour de justice, c’est toute une histoire. On ne reviendra pas sur la nomination du juge européen qui, juste en fin de mandat, est recyclé en « conseiller spécial Brexit » auprès du président Lenaerts. Cette fois-ci, il s’agit du maintien, provisoire certes, mais maintien quand même d’Eleanor Sharpston à son poste. Petite plongée dans un épisode politico-judiciaire peu banal.

Pour ce qui concerne les juges britanniques, tout était clair. Ils ont pris la qualité « d’anciens membres » en même temps que le Union Jack était décroché. Le communiqué de la Cour de justice publié le jour même du retrait du Royaume-Uni, le 31 janvier donc, parlait d’un départ « avec effet immédiat ». Les deux juges qui ont fait leurs valises sont, à la Cour, Christopher Vajda arrivé

en 2012, et Ian Forrester au Tribunal, nommé en 2015. Le Brexit a sans nul doute brisé leur carrière européenne. Le Royaume-Uni avait pour politique de laisser ses juges et avocats généraux aussi longtemps qu’ils le souhaitaient.

Le communiqué de la Cour avait été précédé l’avant-veille d’une déclaration des États membres expliquant, eux aussi, que l’avocate générale Eleanor Sharpston allait rester à son poste jusqu’à ce qu’elle soit remplacée par un(e) avocate général(e) de nationalité grecque. La rumeur qui, depuis des semaines, faisait état de son maintien post-brexit en avait surpris plus d’un. Si l’avocate générale est britannique pourquoi ne part-elle pas comme les autres ? La question avait agité-le petit monde judiciaire. Il a fallu attendre la décision des États membres du 29 janvier pour en connaitre la raison. À noter qu’elle a été prise non pas par le Conseil de l’UE, mais au sein de la « Conférence des États membres », une entité qui s’occupe des nominations des juges et qui n’a aucune personnalité juridique, ce qui leur permet d’échapper à toute contestation ou recours judiciaire formé par des mécontents.

L’argument des États membres soutenus par la Cour est que le Traité de l’UE parle de onze postes d’avocats généraux qui ne peuvent pas être ramenés à dix. Rappel : six sont pourvus de manière permanente par des ressortissants des grands pays que sont l’Allemagne la France, l’Italie, l’Espagne la Pologne – qui a exigé d’en être en 2013 – et le Royaume-Uni. Les cinq autres postes tournent tous les six ans entre les autres États membres par ordre alphabétique dans la langue du pays, la Finlande par exemple étant à la lettre S de Suomi. A été émise l’idée selon laquelle le poste permanent du Royaume-Uni serait donné à un autre pays qui accéderait au statut de « grand pays ». Elle n’a pas été retenue. Le Royaume « disparaissant » et le chiffre onze devant être maintenu, la Grèce, qui aurait dû attendre le 6 octobre 2021 pour accéder à un poste tournant, s’en voit attribuer un dès aujourd’hui. Et Sharpston reste en vertu de la règle statutaire – mais pas toujours respectée – qui veut qu’un membre de la Cour attende son successeur avant de partir.

La boucle est bouclée. Mais tout le monde n’accepte pas ce raisonnement. Malgré son habillement juridique certains y voient, une fois de plus, un de ces petits arrangements qui lassent. « Le Traité d’accord, mais c’est du bon sens. Si Eleanor Sharpston est britannique, nommée par les Britanniques, elle doit partir, mais si elle est Luxembourgeoise, le Luxembourg n’a pas de poste d’avocat général », dit un professeur de droit qui préfère garder l’anonymat. La Cour n’aime pas les critiques. Un autre juriste fait la comparaison suivante : « C’est comme si les députés européens britanniques, dont les sièges sont redistribués à d’autre États membres, attendaient l’arrivée de leur remplaçant ! »

Eleanor Sharpston a été nommée en 2006. Son dernier mandat s’achève le 26 octobre 2021. Depuis 2014 elle a rejoint, avec un certain plaisir semble-t-il, la Twittosphère : @akulith « amateur musician, karateka, language nut – oh, and EU lawyer ». Elle se sent bien à Luxembourg puisqu’elle a demandé et obtenu la nationalité luxembourgeoise. La question est de savoir pour combien de temps encore la Cour l’aura comme avocate générale. Si les Grecs mettent autant de temps que les Slovaques ou les Slovènes à trouver un candidat accepté par le comité 255, la néo-Luxembourgeoise y a encore de beaux jours devant elle. Un juge slovaque est attendu depuis 2016 ! Sans aller jusque-là, deux cas de figures se présentent.

Dans le premier, un des deux juges du Tribunal européen, Constantinos Iliopoulos, arrivé en 2016, ou Dimitrios Gratsias, en 2010, « monte » à la Cour. Il y a eu de nombreux précédents. La Cour a du prestige. À tort ou à raison, le Tribunal en a moins. La case « avocat général » peut être perçue comme une étape vers le poste suprême, juge à la Cour, à condition de ne pas rater son coup. Encore faut-il que le gouvernement grec soit d’accord. S’il l’est, le nouvel avocat général pourrait arriver dans quelques mois. Mais il y a une autre hypothèse. Le gouvernement grec a en tête un autre candidat. Le traitement de base correspondant à 112,5 pour cent du plus haut traitement de la fonction publique européenne (lequel, au premier juillet 2018, était de 20 219,80 euros), la voiture de fonction, le chauffeur et d’autres avantages suscitent des convoitises. Il pourrait y avoir des négociations, des luttes d’influence comme cela se passe aussi dans d’autres pays. Ensuite, le comité 255 pourrait ne pas être d’accord avec le choix du candidat désigné et en exiger un autre. Bref, il est difficile de savoir si Sharpston va rester encore deux mois ou un an, voire plus. Des questions se posent de toutes façons. Depuis quand savait-elle qu’elle allait rester ? Avait-elle fini de rédiger toutes ses conclusions dans les affaires qui lui avaient été confiées, si elle croyait devoir partir le 31 janvier ? Le président Lenaerts peut-il lui en en donner d’autres alors qu’il ne sait pas combien de temps elle va rester ? Ses référendaires sont-ils fidèles au poste ou ont-ils quittés le navire ?

Dominique Seytre
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