« Les nuages naissent des entrailles de la montagne, c'est pourquoi on appelle les rochers racines des nuages » écrit l’académicien français d’origine chinoise François Cheng1 en citant un poème de la tradition classique chinoise. C’est une vision poétique et symbiotique similaire qui habite les montagnes du Japon, composées de sommets de moyenne montagne qui rappellent les Vosges, et éternellement recouvertes de leur manteau vert de cèdres et bambous. La nature détient les secrets du monde dans la poésie de François Cheng, tributaire de la pensée taoïste chinoise vieille de plusieurs millénaires. Cette même pensée traverse encore de nos jours l’esprit d’hommes et de femmes qui séjournent dans les montagnes sacrées du Japon dans une quête de renaissance spirituelle en contact avec les éléments sacrés : on les appelle yamabushi, « ceux qui couchent dans la montagne ». Ils perpétuent des rituels vieux de plus mille ans qu’on reconduit à la figure légendaire d’En-no-Gyoja, chaman ou clochard céleste menant une vie ascétique dans les montagnes peuplées d’ours au sud de la première capitale du Japon, Nara.
Lors d’un de mes voyages précédents, sur les sentiers de pèlerinage du Kumano kodō2, j’avais entrevu ces figures singulières, vêtues de robes blanches et caramel, avec bandeaux décorés de pompons rouges ou noirs, endossant des peaux de bête autour de la hanche, et portant d’énormes conques de triton qu’ils utilisent comme trompette pour annoncer aux dieux leur entrée en montagne. Ils s’adonnent à des marches exténuantes, accompagnées de prières et de mantras, s’exposent au vide sur des falaises vertigineuses, méditent sous des cascades d’eau glacée, marchent sur les braises ardentes d’un feu cérémoniel en plein air. La montagne symbolise les entrailles de la terre-mère, et les yamabushi y pénètrent dans une quête de purification et de renaissance avant de retrouver leur quotidien, souvent en milieu urbain.
Sensible moi-même à la marche en montagne, au contact avec les éléments naturels, la roche, l’eau, et cultivant un intérêt pour les spiritualités orientales, taoïsme et zen notamment, je décide de partir sur les traces des yamabushi dans les montagnes du Japon. Je choisis pour cela l’automne, la saison du recueillement par excellence : entre octobre et novembre, les montagnes japonaises offrent un spectacle inouï, enflammées par les couleurs vifs du kōyō, la saison des feuilles rouges, le ciel sans nuages comme balayé par un moine zen particulièrement méticuleux, la pluie se fait rare créant ainsi des conditions favorables à la marche en montagne. Ma première destination se trouve dans le nord du Japon. Sur le mont Haguro, dans le Tōhoku, ces provinces du profond nord immortalisées par le poète itinérant Matsuo Bashō3, je rencontre Kyoko, jeune retraitée, qui s’est engagée sur un chemin spirituel après une longue vie passée au service des autres en tant qu’infirmière. Sa vitalité et son esprit vif sont la démonstration des bienfaits que peut avoir la pratique en pleine nature. Son guide spirituel est maître Hoshino, un Japonais vigoureux de 77 ans, sorte de célébrité nationale, auteur de plusieurs livres sur les pratiques des yamabushi dans le cadre du développement personnel. Interrogé sur le sens de l’ascèse en montagne, Hoshino san me répond : « Immerge toi en pleine nature. Écoute tes sens. Réfléchis ensuite à ce que tu as ressenti. C’est tout. » L’apparente banalité de ses propos me fait penser aux kōan de la tradition zen, questions ou anecdotes aporétiques qui servent aux maîtres bouddhistes pour former leurs disciples et les faire progresser sur la Voie.
Changement de géographie et d’ambiance. Je me trouve à plus de 2 000 km plus au sud, sur l’île de Kyūshū. La péninsule de Kunisaki est depuis la nuit des temps un centre spirituel et berceau d’un syncrétisme entre pratiques shintō – le système religieux ancestral du Japon – et bouddhistes, qui furent introduites de la Corée toute proche. J’y retrouve Everett, un Américain vivant au Japon depuis plus de quatre décennies, artiste-photographe et pratiquant du shugendō, le courant religieux que suivent les yamabushi, issu de pratiques du bouddhisme ésotérique, shintoïstes et chamaniques. Avec Everett, je parcours les crêtes rugueuses des monts volcaniques de Kunisaki à la recherche de l’écho meilleur. Everett joue en effet le horagai, la conque traditionnelle des yamabushi au son profond et ancestral ; un son qui signifie pour lui entrer en résonance avec le paysage : « L’esprit du paysage et mon esprit se sont rencontrés et par là transformés, en sorte que le paysage est bien en moi ».4
Everett me parle aussi du dreamtime, cette dimension spirituelle à laquelle il accède à travers la pratique du horagai mais aussi grâce aux ascèses sous les cascades d’eau froides, un entraînement qu’il a appris en compagnie des itako, ces femmes-chamanes non-voyantes de la province de Aomori, et qu’il a perfectionné ensuite avec les yamabushi du mont Haguro. En écoutant l’histoire d’Everett, j’ai l’impression de tenir entre mes mains les pièces d’un puzzle dont je commence à visualiser l’image. Mais ils me manquent encore des éléments-clé. Je me rends donc à Yoshino, au centre du Japon, un village reculé et entouré de collines sur lesquelles furent planté 30 000 cerisiers japonais en hommage aux dieux. C’est ici que se trouvent deux des temples les plus importants pour les yamabushi, Kimpusenji et Sakuramotobō. Dans ce dernier je rencontre Hōunin, un moine-yamabushi d’origine allemande. Il me conseille de monter au sommet du mont Omine, l’endroit le plus sacré du shugendō, où En-no-Gyoja passa l’apogée de son ascèse selon les sources historiques. Je suis rejoint par Takamasa, un moine laïque vivant au Mont Kōya tout proche, le berceau du bouddhisme ésotérique de la secte Shingon, ainsi que Takagi san, un autre moine Shingon qui guidera notre groupe dans ce pèlerinage.
Nous commençons l’ascension rituelle à partir de la localité thermale de Dorogawa Onsen, nichée dans une vallée boisée et isolée. Pendant 5 heures, nous montons jusqu’à la crête principale située sur 1 700 m, en invoquant des mantras pour Fudō Myōō, divinité protectrice du Bouddha aux airs féroces, et figure incontournable du panthéon des yamabushi. Proches du sommet et du sanctuaire de montagne Omine-sanji, nous escaladons des rochers exposés au vide à l’aide de chaînes métalliques avant de nous approcher de la roche « qui regarde vers l’Ouest », c’est-à-dire vers les Terres pures de la tradition bouddhiste. C’est ici qu’on suspend les débutants, tenus par une simple corde, au-dessus du vide en les intimant de confesser leurs péchés. Je demande à Takagi son conseil pour une bonne pratique : « Prends tes responsabilités, fais tes expériences et tôt ou tard tu vas recevoir la réponse. La pratique dure t’aidera à te libérer de toute pensée inutile ».
De retour à Kyōto, je me rends à Wani, un bourg rural niché entre le mythique mont Hiei, montagne-gardienne de l’ancienne capitale impériale, et le lac Biwa, le plus grand plan d’eau douce du Japon. C’est ici que ce trouve le sanctuaire Wani-Ontake géré par la famille Okamoto dont les membres pratiquent un syncrétisme unique qui vénère une montagne sacrée, le mont Ontake, que je visiterai également vers la fin de mon voyage. Ce deuxième plus haut volcan du Japon (après le mont Fuji) se trouve en préfecture de Nagano au sud des Alpes Japonaises. La religion du mont Ontake est relativement récente (environ 200 ans) et regroupe des centaines de milliers d’adeptes à travers le Japon. Une particularité de ce courant sont les oza, des cérémonies de possession, lors desquels les deux frères Motoshige et Doukan entrent en transe et agissent comme médium entre les divinités et les croyants. Les frères Okamoto ont développé leurs pouvoirs spirituels lors de longues années d’entraînements physiques typiques des yamabushi, dont deux ans de méditations quotidiennes sous les eaux d’une cascade de montagne.
À Wani, je rencontre aussi Jann, une Australienne, docteure en sciences naturelles, qui suit les entraînements des frères Okamoto depuis des années. Jann me fait part de son expérience de pèlerinage hivernal au mont Ontake, bravant la neige et les températures basses. C’est à cette occasion également que les fidèles pratiquent le takigyō, l’ascèse de la méditation sous les cascades d’eau glacée. Jann me confie que l’ensemble du pèlerinage a été une révélation qu’elle a du mal à transposer en mots. Je la trouve courageuse d’avoir accepté un tel défi et c’est Motoshige Okamato qui me répond par ces mots : « La peur est la porte d’entrée du Shugendō. La peur engendre le respect de la montagne et des éléments et anéantit aussi l’excès d’égo. La sélection des pratiquants se fait naturellement avec les épreuves. Beaucoup de débutants abandonnent. Ce n’est pas la force physique qui importe le plus, mais la force du cœur. La gentillesse est primordiale car à travers elle on peut aider les autres, et c’est une aspiration suprême de chaque yamabushi. »
La fin de mon voyage approche. J’embrasse le panorama à 180 degrés du haut des 2 000 m de la huitième station du mont Ontake. Le ciel est d’un bleu qui tire de l’azur au cobalt et les pentes boisées de la montagne reluisent de couleurs ocres, changeant du jaune moutarde au rouge vermillon. À cette altitude, ce sont les mélèzes japonais et leur aiguilles dorées qui tiennent la part belle de la palette. Le sommet du volcan, dans mon dos, dort paisiblement. Rien ne rappelle le déchaînement infernal qui eût lieu il y a neuf ans, quand 56 randonneurs trouvèrent la mort dans une éruption soudaine. En contemplant le paysage à mes pieds, je repense aux montagnes japonaises et aux personnes qui y pratiquent. Et ce sont les mots d’une légende italienne de la montagne, Walter Bonatti, qui me viennent à l’esprit : « Il n'y a pas de montagnes qui nous appartiennent, vous savez, mais il y a des expériences qui nous appartiennent. Beaucoup de gens sont capables d'escalader des montagnes, mais personne ne pourra jamais empiéter sur les expériences qui nous appartiennent et qui resteront les nôtres. »5
Une expérience qui a désormais pris racine en moi.