Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent/ Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps/ Vingt et trois étrangers… Il n’est pas de monument plus durable, plus prenant, aere perennius, que les vers de Louis Aragon sur les fusillés du groupe Manouchian, inoubliables une fois que l’oreille les a saisis dans le chant de Léo Ferré. 23 résistants, 22 à être fusillés par les Allemands au Mont-Valérien, en février 1944. Par quelle drôle de retenue de la part des barbares, Golda Bancic, seule femme du groupe, arrêtée et condamnée de même, fut emmenée à Stuttgart et guillotinée : pas d’exécution de femme sur le sol français. Le chef du groupe, l’Arménien Missak Manouchian, entrera au Panthéon le 24 février prochain, pour un hommage de la patrie reconnaissante (à lire sur le fronton) à des héros étrangers de la Résistance. Après Jean Moulin, et plus récemment Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillon et Jean Zay. Il y entrera avec son épouse Mélinée, d’origine arménienne comme lui, survivante de la guerre, elle, morte en 1989.
C’est que des étrangers/ comme on les nomme encore/ croyaient à la justice ici-bas et concrète… Ces étrangers savaient quelle était leur patrie. Paul Éluard a repris dans son poème ce rabaissement voulu par l’occupant, notamment sur l’Affiche rouge où dix d’entre eux avaient leur portrait, qualifiés d’armée du crime ; ils étaient venus en France de bon nombre de pays, plus ou moins lointains. Cette affiche de grand format, publiée à 15 000 exemplaires, énorme opération de propagande, une fois mise sur les murs parisiens, eut l’effet contraire, comme le note un article des Lettres françaises, avec le propos d’une passante : « Ils ne sont pas parvenus à leur faire de sales gueules. »
Il ne serait que juste et équitable au moins d’énumérer tous les membres du groupe. Ce sera sans doute chose faite rue Soufflot. Mais chaque ligne où est mentionné le nom de Manouchian les comprend tous, leur geste de hauts faits, leur mort qui les a définitivement associés. Missak et Mélinée Manouchian, deux orphelins du génocide des Arméniens engagés dans la Résistance française, un livre paru aux éditions textuel, fait de même, et si les Arméniens retiennent peut-être plus l’attention, ce n’est pas seulement à cause de la position de chef des Francs-tireurs et partisans – main d’œuvre immigrée. C’est que sa vie, trop courte, de 1906 à 1944, en dit long sur le vingtième siècle. Elle se lit comme un drame, une tragédie en quatre ou cinq actes.
Et comme si la terrible voie s’était trouvée tracée d’avance, cela commence dès le début du siècle avec un premier génocide, des Arméniens dans l’Empire ottoman. Les chiffres sont déjà effrayants, un million et demi de victimes, comme les images des déportations par wagons à bestiaux. Les orphelins sont recueillis à gauche et à droite, et les jeunes gens, une fois avancés en âge, partent, en France par exemple où, après l’hécatombe de la guerre, on cherche à pallier la pénurie de main-d’œuvre.
Peut-être que le troisième temps, pour ces immigrés, s’avérait le plus heureux. À les voir regroupés sur les photos, dans des bals, des spectacles, et dans la deuxième moitié des années trente, Missak et Mélinée s’investissent, s’engagent avec enthousiasme dans la mouvance communiste arménienne en France. Et lui, poète, bien que cela ne se fasse pas sans mal, aura la nationalité française, ce qui plus tard lui fera jeter à la face de ses accusateurs qu’ils ont, eux, hérité de cette nationalité, alors que lui et ses compagnons l’ont méritée.
Avec peu de moyens, le groupe a fait le maximum, filé par les Brigades spéciales. Mélinée échappera à l’arrestation, sera cachée par les Aznavourian, les parents du chanteur. Du dénouement, retenons seulement les lignes de la lettre à son épouse le jour de son exécution : pas de haine contre le peuple allemand, le souci de voir ses poèmes, ses écrits édités. « Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. » La panthéonisation viendra exaucer ce vœu, confirmer cette assurance.
Post-scriptum qui a beaucoup à voir : Manouchian au Panthéon, quelques semaines seulement après le vote d’une loi d’autant plus perfide sur l’immigration qu’on comptait sur le conseil constitutionnel pour la retoquer du moins en partie. Exemple détestable du « en même temps » macronien. On ne se consolera pas en regardant ailleurs, où il y a pire, où l’on évoque la remigration, où l’on paie grassement un pays africain pour se débarrasser des immigrés rescapés du Channel.