d’Land : Carlo Ginzburg, pourriez-vous nous rappeler les conditions d’élaboration de votre dernier ouvrage, Néanmoins. Machiavel, Pascal, regroupant notamment des articles et des textes d’interventions rédigés entre 2003 et 2021, du moins pour la traduction française qui comporte deux ajouts par rapport à l’édition originale italienne de 2018 ?
Carlo Ginzburg : L’idée de commencer à travailler sur Machiavel est liée au contexte dans lequel j’enseignais en 2001 à UCLA à Los Angeles. Je devais préparer un séminaire pour mes étudiants et organiser un syllabus, une liste de lectures. Quelques mois auparavant, les Twin Towers avaient été attaquées et dans l’angoisse déclenchée par cet événement j’ai pensé qu’il était nécessaire de relire Le Prince de Machiavel avec mes étudiants. C’est un texte capital de la sécularisation. À ce moment-là, je ne pensais pas encore à Pascal. Pascal est surgi après. Je me suis aperçu qu’il y avait un fil conducteur dans ma recherche, un fil qui m’a surpris, à savoir la casuistique. Je suis parti de deux textes : l’un de Benedetto Croce qui écartait tout lien entre Machiavel et la casuistique. L’autre de Luigi Russo, publié après la guerre1 et qui a profondément marqué les études sur Machiavel. Dans cet ouvrage (Machiavelli, Roma, 1945), Luigi Russo commentait une scène inoubliable de La Mandragore de Machiavel où frère Timoteo, ce frère cynique et sombre, essaye de convaincre Lucrezia que l’adultère n’est pas un péché, en utilisant un argument, selon Russo, de « casuistique » : « l’adultère n’est pas un péché… dans certaines circonstances ».
À la suite de plusieurs lectures, dont un sermon de Bernardin de Sienne, de la première moitié du quinzième siècle, j’ai retrouvé une série de textes où l’on affirmait que l’usure « dans certaines circonstances » n’était pas un péché. Parmi ces textes, il y avait celui d’un canoniste célèbre, Giovanni d’Andrea, dont j’avais déjà entraperçu le nom. Je l’avais rencontré dans le Libro dei ricordi écrit par le père de Machiavel, Bernardo. Le Libro dei ricordi – littéralement Livre des souvenirs – était un genre très répandu à l’époque à Florence. Il consiste à consigner l’ensemble des activités quotidiennes de la famille dans un ouvrage. Parmi ces enregistrements, on trouvait les titres de livres achetés, dont celui de Giovanni d’Andrea où figurait non pas une justification de l’adultère, mais une justification de l’usure. Cependant l’argumentation était la même et l’on pouvait également identifier une autre convergence dans une référence au chapitre du livre de La Genèse qui traite de Loth et de ses filles. Bien évidemment, ce livre était aussi dans la liste des livres du père de Machiavel. Et cela a constitué les débuts de ma recherche.
J’ai ainsi relu Le Prince et j’ai trouvé, au centre de ce texte inoubliable, trois chapitres (XVI, XVII et XVIII), qui commencent de la même façon, affirmant les qualités idéales du Prince, avant de les nuancer à chaque fois par ce mot Néanmoins, Nondimanco. C’était là, quelque chose d’inattendu qui m’a amené vers la casuistique et d’une façon indirecte vers Pascal, c’est-à-dire, l’adversaire de la casuistique.
Quel est le lien entre vos recherches d’histoire et d’anthropologie des croyances religieuses et populaires, vos réflexions permanentes sur la méthode historique et le métier d’historien, et cet ouvrage récent centré sur l’étude des écrits et des lectures de Machiavel et Pascal ?
Je suis maintenant à la retraite et j’ai beaucoup aimé enseigner mais je pense qu’apprendre est certainement la chose que j’aime le plus. Il y a quelques années, j’ai reçu un prix et j’ai découvert ce dessin magnifique de Goya où il y a un vieillard, avec une barbe blanche et deux bâtons, qui avance lentement. Et Goya a écrit ces deux mots : « Aún aprendo », « j’apprends encore ». L’idée d’apprendre des choses sur lesquelles je suis tout à fait ignorant me séduit beaucoup plus que le fait de revenir sur des thèmes à propos desquels je n’ai rien à ajouter.
Toutefois je pense qu’il y a un lien. Il y a une stratégie de lecture qui implique un fil conducteur : l’idée de partir de détails. Je pense ici au mot de Aby Warburg que j’ai mis en exergue de mon essai sur les indices2 : « Dieu est dans le particulier ». C’était un jeu de mot, une blague à partir du proverbe « le diable est dans les détails ». Que l’on choisisse d’étudier un procès d’inquisition ou un texte célèbre, le point de départ c’est « néanmoins ». Dans mon livre, j’ai essayé de relire et d’interpréter les textes de Machiavel à travers la manière dont il lisait et dont il a été lu.
Dans Les Batailles nocturnes (Einaudi 1966/Verdier, 1980) et Le fromage et les vers (Einaudi 1976/Aubier, 1980), vous réussissez à identifier des croyances religieuses populaires originales en neutralisant le filtre que les savants et les hommes de pouvoir de l’époque, les inquisiteurs, ont projeté sur ces croyances. Vous reconstituez notamment la vie et l’univers intellectuel d’un simple meunier, Menocchio, dont la cosmogonie athée est associée à un lien ténu qui nous relie jusqu’à nous, à notre époque « sécularisée ».
Oui vous avez tout à fait raison. La sécularisation est sans doute un fil conducteur de mes travaux. Je préfère la notion de « sécularisation » à celle de « modernisation » qui fait disparaître l’ambivalence des situations vécues. Cependant « sécularisation » demeure un mot ambigu. Je l’ai souligné dans la postface qui clôture l’édition française de Néanmoins et qui ne figure pas dans l’édition italienne : « il n’y a pas de Dieu catholique ». « Sécularisation » est un mot ambigu car il désigne un processus qui est inachevé. L’idée que la sécularisation a gagné est absurde. L’idée qu’elle a gagné en utilisant des stratégies d’adresse au peuple qui étaient celles des religions pendant des millénaires, a sa contrepartie dans l’utilisation aujourd’hui, par les religions et les Églises, de techniques d’encadrement qui n’ont rien de religieuses. La force et la nouveauté des jésuites étaient liées, précisément, à cette situation.
Il y a donc une histoire compliquée de va-et-vient dans laquelle Machiavel est certainement très important mais Pascal aussi. J’ai relu ces fragments magnifiques de Pascal où il utilise les mots « force » et « justice », fragments qui avaient été analysés par Erich Auerbach, mais je les ai interprétés d’une façon différente (Néanmoins, chapitre VIII). J’ai essayé de montrer que derrière ce texte de Pascal, « justice, force » – un texte amer, paradoxal, c’est vraiment Pascal dans ce qu’il y a de plus pascalien pourrait-on dire – il y a d’un côté sa lecture de Machiavel, de l’autre sa lecture de Galilée. Et l’idée de force, ce n’est pas seulement la force physique, la violence, mais c’est aussi la force au sens de la science physique. Pascal a certainement lu La lettre à Christine de Lorraine de Galilée. J’insiste donc sur la lecture et sur les niveaux de lecture. Je dois dire que j’ai appris énormément à travers la façon de lire de Menocchio. C’est Menocchio qui m’a appris à comprendre la complexité de la lecture en tant qu’activité.
Il y a dans l’édition française de votre ouvrage, un deuxième essai inédit. Il s’agit du chapitre V, intitulé « Façonner le peuple », rédigé en 2020, qui porte sur les relations entre Machiavel et Michel-Ange. Bien que construit, comme l’ensemble de l’ouvrage, à partir de l’observation et de l’étude des catégories utilisées par les acteurs de l’époque, il élargit la réflexion à des préoccupations plus contemporaines.
C’est un article qui est né de discussions que j’ai eues avec Luca Giuliani, un éminent historien de l’art greco-romain, qui a noté un détail ayant échappé à la majorité des chercheurs spécialistes de Michel-Ange et des sculptures de la Sagrestia Nuova dans l’église San Lorenzo, à Florence. La statue de Laurent de Médicis le représente avec le coude appuyé sur un bloc de marbre où l’on devine un animal hybride. Luca Giuliani y a vu un lion-souris. Il s’agit selon moi d’un lion-renard. Il y a là à l’évidence une référence à Machiavel. Car, celui qui est représenté par cette statue, est le destinataire de la dédicace du Prince. Je peux me tromper mais le détail de l’animal hybride, lion-renard, est tout à fait cohérent avec la représentation de cet homme. Ce qui rend possible ce détail, ce sont des choses qui n’ont laissé aucune trace, c’est-à-dire des conversations entre Machiavel et Michel-Ange, même si Machiavel a insisté sur cette métaphore de façonner le peuple, même si Le Prince à l’époque n’était pas encore imprimé mais circulait. Et Michel-Ange pourrait en avoir reçu une copie de Biagio Buonaccorsi qui était lié à Machiavel. Dans tous les cas, Machiavel et Michel-Ange se connaissaient et l’idée de ce détail caché est tout à fait fascinante.
Par ailleurs, je conclus le chapitre sur une fin inattendue. L’appropriation de Machiavel par Mussolini. Ce dernier se présente comme l’héritier de Machiavel, comme un « artiste » qui va « façonner le peuple ». D’où le rappel du commentaire du philosophe Walter Benjamin tiré de son célèbre essai L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1939) : « Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme ». Cette phrase ne peut être comprise qu’au regard de la lecture possible par Benjamin des entretiens du journaliste allemand Emil Ludwig avec Mussolini, en 1932, entretiens au cours desquels Mussolini affirmait : « Toute la question consiste à maîtriser la masse comme un artiste ».
Dans Néanmoins, vous consacrez un appendice aux lectures du Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa où vous faites remarquer que la célèbre formule conservatrice associée spontanément au roman – « si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change » –est une « dérivation (inversée) » d’une phrase de Machiavel tirée des Discours « celui qui, dans une cité libre veut réformer un gouvernement ancien, qu’il conserve au moins l’ombre des usages anciens ». S’en suit une analyse passionnante des échanges autour de « révolution », « conservation » et « réaction ». Vous faites remarquer indirectement que même les situations de stagnation, d’immobilisme ou de conservation ne présupposent pas l’inaction des hommes mais au contraire leur mobilisation.
Oui, tout à fait, évidemment le monde change, c’est une banalité de le rappeler. Le monde change, mais dans quelle direction ? C’est cela le problème. Nous revenons au début de notre conversation c’est-à-dire à l’idée qu’une lecture analytique du Prince de Machiavel pourrait être un contrepoison contre les tendances contemporaines de l’anti-sécularisation, cette nouvelle version radicale des religions. Nous ne pouvons pas savoir dans quelle direction le monde continue sa trajectoire. Cependant, « la perception de sa complexité peut aider à le changer ». C’est la phrase finale de l’ouvrage qui se fait l’écho de la célèbre phrase de Marx « connaître la réalité pour la transformer ».
Dans le même appendice, vous citez un des ouvrages les plus innovants d’Arno Mayer, La persistance de l’Ancien Régime (1981), comme un exemple de démonstration d’une alliance entre aristocratie et bourgeoisie, pour freiner le déclin de la première. Arno Mayer nous a quitté le 18 décembre dernier. Vous avez connu Arno Mayer, vous étiez amis. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur sa personnalité ?
C’était vraiment quelqu’un de tout à fait extraordinaire. Je l’ai rencontré à Princeton au début des années 1970 et nous sommes devenus des amis très proches. Il était très généreux et tout à fait charmant, quelqu’un d’inoubliable. Je l’ai vu plusieurs fois pendant toutes ces années. Il avait ce côté ironique, une capacité à prendre de la distance par rapport non seulement à la réalité mais également par rapport à lui-même. Et c’est là une qualité qu’il faut apprendre.