Chroniques de l’urgence

Économistes obstructionnistes

d'Lëtzebuerger Land vom 03.09.2021

Lors de débats sur la crise climatique, on peut toujours compter sur l’économiste de service qui mettra doctement les coûts supposés des efforts d’atténuation en regard de leur impact attendu, pour ensuite en conclure qu’il est urgent d’attendre. Dans une récente étude, le physicien et historien Ben Franta, de l’université de Stanford, démontre que depuis des décennies, les entreprises de combustibles fossiles ont délibérément placé des économistes acquis à leur cause dans les panels d’experts appelés à se prononcer sur la question et dissimulé le fait qu’elles les finançaient.

Cette stratégie consistant à « coopter les experts » a été explicitée dès 1978 dans un manuel de ce nom rédigé par les économistes Bruce Owen et Ronald Braeutigam. Pour infléchir la réglementation dans leur intérêt, les entreprises doivent identifier les experts les plus influents dans un domaine et « les engager comme consultants et conseillers, ou leur donner des budgets de recherche et assimilés ». Mais attention, cette démarche « requiert un tant soit peu de doigté : elle ne doit pas être trop criante, car les experts eux-mêmes ne doivent pas reconnaître qu’ils ont perdu leur objectivité et leur liberté d’action ».

En 1983, lorsque l’Académie américaine des sciences a publié un rapport sur le changement climatique résumant les connaissances scientifiques et les approches en matière réglementaire, les premières étaient présentées par des scientifiques alarmés par les conséquences d’une poursuite des émissions, les secondes par des économistes qui estimaient que ces conséquences ne seraient pas si graves que ça et qu’il valait mieux accepter les migrations et l’adaptation plutôt que de réduire l’utilisation des combustibles fossiles. L’administration Reagan s’est saisie de ce rapport pour justifier la poursuite de l’utilisation du charbon.

Par la suite, lorsque la discussion s’est portée sur l’opportunité d’imposer une taxe carbone, des économistes à la solde de l’American Petroleum Institute ont soutenu qu’un contrôle des émissions détruirait l’économie. Leurs vues ont été largement relayées dans les médias qui les présentaient comme indépendantes et objectives alors qu’elles regorgeaient de partis pris favorables à l’industrie pétrolière. Elles étaient également utilisées pour contrer les efforts internationaux engagés lors du Sommet de Rio de 1992. La même méthode sera mise en œuvre avec succès pour saboter les tentatives, en 2003, 2005 et 2009, de mettre en place une réglementation de type « cap and trade » aux États-Unis, et en 2017 pour justifier le retrait de Washington de l’Accord de Paris.

Ce que décrit minutieusement Ben Franta nous rappelle que l’économie, du moins telle qu’elle est pratiquée majoritairement, est bien plus une discipline descriptive et normative qu’une science, et que ses spécialistes préfèrent d’autant plus l’apologie au parler-vrai que leurs revenus sont abondés, souvent de manière occulte, par ceux qui veulent continuer de polluer.

Jean Lasar
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