Chroniques de l’urgence

La litanie estivale

d'Lëtzebuerger Land vom 06.08.2021

Sans surprise, la saison chaude est celle où les extrêmes météorologiques causés par le dérèglement climatique se multiplient et établissent, année après année, de nouveaux records. Tour à tour, le réchauffement favorise les épisodes de sécheresse, les canicules, les précipitations massives. Les premiers créent des conditions propices à des incendies dantesques ou à des dévastations de récoltes, les seconds menacent les citoyens les plus vulnérables, les troisièmes causent des inondations massives ou des glissements de terrain.

Souvent, l’interaction entre ces extrêmes aggrave leur impact, par exemple lorsque la sécheresse ayant précédé un déluge et durci les sols amplifie et accélère les torrents, ou encore quand la climatisation cesse de fonctionner parce que lignes d’électricité sont la proie des flammes. Ailleurs, ce sont les vents ou les pluies de tempêtes tropicales monstrueuses qui aplatissent ou noient tout sur leur passage. Aussi, au lieu de refléter l’insouciance des vacances et de contraindre les journalistes à aller chercher des histoires de « morte saison » pour meubler leurs rubriques, les chroniques estivales égrènent‑elles désormais les cataclysmes aux lourds bilans humains que nous inflige la crise climatique.

Dans le sud de la Turquie, 1 100 touristes piégés par les flammes à Bodrum ont dû être évacués par la mer, les autorités turques indiquant que la superficie des forêts touchées par les incendies atteignait quelque 950 kilomètres carrés, contre 135 à la même date en moyenne entre 2008 et l’an dernier. Huit personnes ont trouvé la mort. La Grèce a souffert sa plus forte canicule depuis 1987, avec des pics supérieurs à 45 °C (46,3 °C à Makrakomi le 2 août), et a recensé un total de 116 incendies. Des feux ont ravagé l’île de Rhodes et le nord-ouest du Péloponnèse. L’Italie a dénombré 800 incendies sur son territoire, dont l’un a blessé cinq personnes et forcé l’évacuation de touristes lorsqu’une pinède près de Pescara a pris feu. 800 personnes ont dû être évacuées, dont les nonnes d’un couvent. Le chef de la protection civile italienne a estimé que cette année serait sans doute la pire en matière de feux de forêt. La Sicile a également été fortement touchée.

Nous avons été choqués par les inondations qui ont frappé le Luxembourg à la mi-juillet, mais devons reconnaître avoir été épargnés en comparaison avec la Rhénanie et la Wallonie, qui pleurent plus de 180 et 40 morts respectivement. En Chine, quelques jours plus tard, les flots emportaient plus de 300 personnes dans la province du Henan.

Dans le sud de l’Oregon, le gigantesque incendie de Bootleg a causé la perte de plus de 1 650 kilomètres carrés de forêts. Détecté le 6 juillet, il n’était contenu qu’à 53 pour cent au 1er août. Dans un entretien au New York Times, Marc Valens, un habitant de la région, dont la maison a été presqu’entièrement détruite, en a comparé l’impact à une « bombe atomique ». Les jantes en aluminium de sa voiture ont fondu (le point de fusion de ce métal est à 660 °C). La région est faiblement peuplée, ce qui fait que cet incendie n’a détruit que 162 maisons. Il n’en est pas moins colossal : certains des 2 200 pompiers qui tentaient de le circonscrire ont plusieurs fois dû battre en retraite pour lui échapper. Le brasier a créé ses propres conditions météo, générant notamment un pyrocumulonimbus de quinze kilomètres de haut. Ironie de l’histoire : une partie des arbres qu’il a rasés étaient désignés comme forêt de compensation carbone, suivant un mécanisme d’offset qui tablait sur une durée de vie de cent ans.

Pendant quelque temps, nous nous sommes bercés de l’illusion que la crise climatique allait nous faire passer de l’équilibre climatique des siècles passés à une « nouvelle normalité » à laquelle il nous appartiendrait de nous habituer et de nous adapter. Une perspective quelque peu rassurante, puisqu’elle suggère une stabilisation des impacts. Il n’en est rien, évidemment. Le bouleversement climatique ne nous propulse pas vers un nouveau palier, mais nous place sur une pente que notre obstination à continuer d’émettre massivement des gaz à effet de serre savonne encore et encore. Les extrêmes sont appelés à s’amplifier, à s’auto-entretenir, à se télescoper, révélant chaque fois un peu plus la fragilité de notre civilisation.

Avec la ténacité qui la caractérise, Greta Thunberg est montée au créneau ces derniers jours après tous ces cataclysmes. « Feux de forêt, inondations, canicules et autres désastres (non-) naturels se déchaînent partout dans le monde. Beaucoup demandent à présent ‘que doit-il arriver pour que les gens au pouvoir agissent ?’ Eh bien, cela nécessite beaucoup de chose, mais surtout, cela nécessite une pression massive des médias et une pression massive du public ». Avec justesse, elle s’est aussi moquée de ceux qui disent, face à ces catastrophes, que « nous ne faisons pas assez contre la crise climatique » : « Pour ne pas en faire assez, il faut faire quelque chose. Et la vérité est qu’au fond nous ne faisons rien si ce n’est de la ‘comptabilité carbone créative’ et concevoir des échappatoires ». Et d’enfoncer le clou : « Ce que certains appellent ‘action climatique’, c’est en réalité externaliser et exclure notre consommation, établir de vagues et lointains objectifs, brûler de la biomasse au lieu de combustibles fossiles, compenser, passer d’une source d’énergie désastreuse à une autre légèrement moins désastreuse ».

Malgré l’emballement manifeste des événements extrêmes, malgré les mentions de plus en plus fréquentes de leur dénominateur commun par les autorités, malgré le fait que notre inaction collective a en elle-même des effets négatifs cumulatifs et exponentiels, la pression massive des médias sur les pouvoirs en place que Greta Thunberg appelle de ses vœux est loin de se matérialiser. À quelques rares exceptions près, la crise planétaire reste confinée dans sa rubrique : elle n’est qu’une case que les journalistes cochent dans leur « chemin de fer ». Au moment d’ouvrir son journal, en acceptant docilement une grille d’interprétation de l’actualité héritée du XXe siècle, le lecteur participe aussi à la banalisation et à la neutralisation de la crise.

Jean Lasar
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