Objectivement, la Moselle luxembourgeoise est une belle région. Les vignes qui plongent vers la rivière, les terrasses qui structurent le paysage, les étangs de Remerschen qui offrent leur quiétude, les méandres qui façonnent des horizons chahutés… vraiment, comme dans beaucoup d’autres régions viticoles, il fait bon y flâner.
Le cadre est enchanteur, les vins sont bons, mais la Moselle sait-elle mettre ses atouts en avant ? Poser la question, c’est déjà y répondre : non, ou du moins, pas suffisamment. Certes, le vignoble est petit (1 300 hectares), mais il est surtout bien trop discret. Depuis l’étranger, il est pratiquement invisible, y compris dans la littérature spécialisée et il s’agit d’une injustice. Peu de pays au monde peuvent se prévaloir d’une tradition viticole aussi ancienne. Pourtant, même localement, trop de résidents ignorent encore qu’un beau vignoble les attend à quelques dizaines de kilomètres du pas de leur porte.
Le tourisme est pourtant une part essentielle de l’économie luxembourgeoise. Il représente entre 6,5 et 8,5 pour cent du PIB selon ce que l’on prend en compte dans les calculs et donne du travail à 6 000 personnes (sans compter les 10 000 emplois indirects). Et la Moselle attire sur une année classique autour de 50 000 œnotouristes.
Ceux-ci, forcément, viennent d’abord pour les vins. Les vignerons, soutenus par l’État qui subventionne la construction de leurs salles de dégustation, jouent le jeu. Pratiquement toutes les caves possèdent un bar à vins pour accueillir les visiteurs et faire découvrir leurs crus. Certaines parmi les plus récentes s’avèrent spectaculaires. On pense à celles d’Henri Ruppert (œuvre de l’architecte François Valentiny, à Schengen), du domaine Cep d’Or (autre réalisation de François Valentiny, à Hëttermillen/Stadtbredimus), à la Winery de Jeff Konsbrück (qui domine le très scénique Palmberg, à Ahn), à la vue plongeante sur le village de Ehnen depuis la terrasse haut-perchée du domaine Keyser-Kohll ou la toute récente terrasse de Benoît et Claude Kox qui domine le bien nommé Point de vue de Remich au Um Goldbierg… Les exemples ne manquent pas.
Pour les vignerons, développer une capacité d’accueil de qualité est même devenu un axe prioritaire. En effet, la façon d’acheter son vin a radicalement changé au tournant du 21e siècle. Auparavant, les clients locaux remplissaient chaque année leur cave avec les mêmes bouteilles du même producteur. Elles étaient souvent achetées lors de la Foire de Printemps, un rendez-vous presque sacré au cours duquel les bons de commandes colossaux étaient remplis à la chaîne. Ce temps-là est révolu, en témoigne le désintérêt croissant, tant des vignerons que des clients, pour ces foires old school. Si l’on s’y rend toujours aujourd’hui, c’est davantage pour tailler le bout de gras avec le vigneron que pour s’approvisionner.
Puisque les amateurs ne sont plus mariés avec un domaine, ils papillonnent selon leurs envies et les opportunités. Or les bars à vins (ou Wäistuff), parviennent à stimuler leur intérêt et facilitent ces nouveaux modes d’achats. Particulièrement si la cave est bien placée, visible et aux heures d’ouverture larges. « Le bar à vins nous permet aussi de présenter nos nouveautés, explique Lisa Vesque (domaine Cep d’Or). Cette année, par exemple, nous avons sorti nos premiers crémants brut nature (riesling et pinot noir rosé, ndlr). Ce sont des vins particuliers, qu’il faut prendre le temps d’expliquer et la Wäistuff est parfaite pour ça. Au final, j’ai été contente d’en vendre autant à des visiteurs de passage, que je voyais pour la première fois. Je ne m’y attendais pas. »
Marc Desom (caves et domaine Desom, à Remich) a carrément pris le parti de construire un restaurant qui lui permet de mettre en valeur sa production. Il ne regrette absolument pas cet investissement, particulièrement dans le contexte des 18 derniers mois : « Au Pavillon, l’été 2020 a été fantastique malgré le Covid. Les gens ne sont pas beaucoup partis à l’étranger et ils se sont fait plaisir en découvrant le pays. Nous n’avions jamais reçu autant de personnes venant de la capitale, par exemple. Beaucoup sont venus pour la première fois, ils ont apprécié et nous constatons que pas mal d’entre eux sont désormais des clients réguliers chez qui nous livrons nos vins. Faire construire le Pavillon a été une de mes meilleures idées ! »
Pourtant, il faut aussi remarquer que l’offre purement touristique sur la Moselle s’arrête assez vite. Il manque un phare, une porte d’entrée sur le vignoble qui cristalliserait l’intérêt des visiteurs pour le vin et le vignoble. La Moselle doit être une des rares régions viticoles au monde qui ne compte même pas de maison des vins pour informer sur les terroirs et déguster quelques crus. Le musée du Vin de Ehnen est censé tenir ce rôle mais il est fermé depuis des années dans l’attente de sa transformation. Les ministres François Bausch (Mobilité et Travaux publics, Déi Gréng) et Lex Delles (Tourisme, DP) ont précisé en avril dernier dans une réponse à une question parlementaire que les lieux devraient rouvrir pour le premier trimestre 2024. L’ancienne muséographie, dont on jurerait que beaucoup d’éléments dataient de sa création en 1979, ne rendait qu’un hommage très lointain au travail des vignerons qui, eux, ont suivi le sens de l’histoire.
Les tergiversations autour de ce projet sont symptomatiques du manque d’intérêt global qui a longtemps prévalu en matière d’œnotourisme. Dossier mal ficelé dès le départ (il y a plus d’une décennie), il a fallu un temps fou pour simplement déterminer l’ADN du futur musée. D’autant que l’enveloppe allouée a fondu avec le temps pour s’établir aujourd’hui à 4,5 millions d’euros, une paille à l’échelle luxembourgeoise. Certes, l’architecture sera audacieuse (signée du maître mosellan François Valentiny), la muséographie ambitionne d’être novatrice et on y trouvera aussi une vinothèque, un bar à vins, une salle de banquet, une salle de conférence… mais aura-t-il les moyens de ses ambitions ? On ne le saura qu’à l’ouverture, dans trois ans au mieux.
La faute n’est évidemment pas à mettre sur celles et ceux qui font vivre cette structure avec un engagement sans faille, mais à l’intérêt très relatif qu’y ont porté les décideurs. Les causes de cet endormissement, d’ailleurs, sont multiples et partagées. Si, jusqu’à une période relativement récente, la politique nationale n’a jamais vu là une priorité, il faut reconnaître que la Moselle a parfois du mal à parler d’une seule voix. Les temps changent et cela évolue dans le bon sens, mais parvenir à mettre d’accord la coopérative, les négociants et les vignerons indépendants n’est pas toujours une sinécure !
On peut également se poser la question de la localisation du musée. Ehnen est incontestablement un bien beau village vigneron, typique, charmant et bien préservé, mais il n’attire pas particulièrement les foules. N’aurait-il pas été choisi pour sa position centrale (à peu près à égale distance de Grevenmacher et de Schengen, aux deux extrémités de la Moselle luxembourgeoise) et aussi par le fait que l’on n’y trouve aucune grande maison (seulement une poignée de vignerons indépendants et donc pas grand monde à froisser) … on peut se poser la question sur la primauté donnée à un consensus « à la luxembourgeoise ».
Alors que Remich est noire de monde les week-ends ensoleillés, on se demande si investir ici n’aurait pas été une bonne idée. Surtout qu’on n’y trouve même plus un seul bar à vins digne de ce nom. Ou pourquoi pas surfer sur la renommée de Schengen : une localité mondialement connue et très facile d’accès par l’autoroute ? Déjà visité par les 40 000 touristes annuels du musée européen, qui peuvent même profiter de navettes depuis la capitale, le succès d’une nouvelle structure œnotouristique y aurait été pratiquement assuré.
Il est d’ailleurs étonnant de constater à quel point le secteur touristique est entrée en somnolence depuis l’après-guerre, alors qu’historiquement, le pays a été un pionnier en la matière. Depuis son Hôtel des Ardennes, Alexis Heck accueillait dès 1855 des visiteurs de toute l’Europe attirés par les paysages romantiques et sauvages des collines et des rivières ardennaises. Il les guidait dans ce « Pays des Loups » au cours d’excursions ponctuées de pique-niques. Pour se faire connaître, il affichait ses publicités jusqu’à Londres ou Anvers ! Les Hollandais (déjà) s’y pressaient aux côtés des Anglais et des Allemands. On en viendrait presque à se demander si retirer son nom de l’École d’hôtellerie et de tourisme du Luxembourg à Diekirch, en 2018, était une si bonne idée que cela, tant le personnage est intéressant…
Le tourisme mosellan, lui aussi, a connu un premier âge doré. Lorsqu’Eugène Koch, Jean Faber, Eugène Knepper, J.-P. Hartmann, Pierre Wurth, Jean Beissel et Mathias Ley ont l’idée de construire les caves Saint-Martin à Remich en 1919 (les seules creusées dans la roche au Luxembourg), c’était avec l’idée d’y produire du vin, mais aussi d’en faire une véritable attraction touristique. Un pavillon de dégustation, situé juste devant l’entrée des galeries, les attendait à la sortie, tout comme aujourd’hui. La communication et la stratégie commerciale étaient d’une efficacité redoutable : les bonnes années, on y enregistrait jusqu’à 100 000 visiteurs ! Un chiffre incroyable, comparé au 20 000 entrées moyennes de ces dernières années.
Bien que la situation ne soit pas idyllique, il existe tout de même des raisons d’être optimiste pour l’avenir. Sous l’impulsion de la Direction générale du Tourisme (qui dépend du ministère de l’Économie), un vrai travail de fond est mené depuis plusieurs années pour structurer le secteur. La Moselle a la chance de compter sur une foule d’acteurs locaux (offices de tourisme, syndicats d’initiative, associations…) qui produisent une belle offre. Il faut y ajouter le travail d’acteurs plus institutionnels (Fonds de solidarité viticole, Groupement européen d’intérêt économique Terroir Moselle…). Le tout est désormais chapeauté par l’Office régional du Tourisme Visit Moselle, créé en 2011. Il se concentre sur la mise en avant des sites naturels traversés par de beaux sentiers (Palmberg à Ahn, Haff Réimech à Remerchen, Stromberg à Schengen, Manternacher Fels à Manternach…), la formation de guides et l’organisation d’événements populaires autour du vin (Wine, taste, enjoy et Wine, cheese, enjoy, essentiellement).
Le hic, car il en reste encore un, est le manque de capacité d’accueil. Il existe trop peu d’hôtels qui répondent au goût du jour et pas un seul restaurant étoilé pour mettre en avant les meilleurs vins locaux. Mais là, l’État n’y peut pas grand-chose.