Voilà un bien bel argument pour le fameux nation branding. L’interdiction totale de la vente et de l’utilisation du glyphosate depuis le 1er janvier dernier est une décision majeure, le Luxembourg étant le premier (et toujours le seul) pays européen à l’avoir prise. Il rejoint un club auquel n’appartient, à notre connaissance, que le Vietnam, le Malawi, Bahrein, le Koweït, Oman, l’Arabie Saoudite, le Qatar, les Émirats Arabes Unis et Saint-Vincent-et-les-Grenadines. Un moment leader sur le sujet, la France patauge désormais au rythme d’affirmations contradictoires, l’Allemagne promet la fin de l’herbicide pour 2023 (mais les agriculteurs sont furieux), la Belgique l’interdit aux particuliers mais pas aux agriculteurs (avec des prises de position contraire entre les régions, le pouvoir fédéral et le Conseil d’État), tout comme les Pays-Bas… Quant à l’Europe, les débats au Parlement n’en finissent pas et l’homologation de l’herbicide racheté par Bayer à Monsanto est valable jusqu’en 2022.
Il est intéressant de noter que cette interdiction s’est passée sans heurts au Grand-Duché, un exemple parfait de la tradition luxembourgeoise du compromis. Sur la Moselle, l’ensemble de la profession s’en est félicitée. En début d’année, le président des vignerons indépendants, Ern Schumacher, se disait « très content de cette interdiction ». Le président de Vinsmoselle, Josy Gloden, (qui représente donc les 300 familles de vignerons de la coopérative) louait également ce virage, et aussi la méthode employée : « Nous avons beaucoup parlé ensemble et je suis ravi de voir que le ministre [ndlr : Romain Schneider, LSAP], comme il l’avait promis, n’a pas pris cette décision seul. En fait, il n’a pas eu besoin d’imposer son choix, puisque nous nous sommes tous mis d’accord sur la direction à prendre. » Comme quoi, avec un peu de bonne volonté et des discours raisonnés, on peut trouver des solutions consensuelles… y compris sur des sujets clivants.
Certes, le glyphosate était peu utilisé dans les vignes. Son principal intérêt était de désherber sous les ceps, particulièrement dans les vignes à fortes pentes où le passage des machines est compliqué. Il a donc fallu trouver d’autres solutions pour maîtriser l’enherbement. Car les herbes trop hautes entrent en concurrence avec les ceps et amènent l’humidité dans les grappes (par la rosée), ce qui contribue à propager le mildiou ou l’oïdium.
Il y a dix ans, il n’existait pas beaucoup d’alternatives mais les industriels proposent désormais plusieurs types d’appareillages à fixer derrière le tracteur pour mécaniser le désherbage. Système de fils rotatifs pour faucher, disques émotteurs pour retourner la terre au pied des ceps… les solutions existent mais elles sont onéreuses. Chacune de ses machines, désormais indispensables, coûte au moins 10 000 euros quand l’utilisation du glyphosate revenait à trente euros l’hectare seulement.
En plus d’être la seule région viticole au monde à ne pas utiliser de glyphosate, la Moselle luxembourgeoise est également la seule à se passer d’insecticide. Depuis 2017, cette interdiction est même inscrite dans le cahier des charges de l’Appellation d’origine protégée (AOP). Ailleurs, ils sont utilisés pour lutter contre deux papillons (le cochylis et l’eudémis, ce dernier étant repéré au Luxembourg depuis 2014) qui pondent leurs œufs dans les raisins, donnant naissance aux vers de la grappe. En blessant les grains, ils ouvraient eux-aussi la voie au mildiou et à l’oïdium.
Plutôt que des insecticides, les vignerons placent des dispositifs qui libèrent les phéromones femelles de papillons. Les mâles, perdus par ces effluves qui saturent leur système olfactif, ne parviennent plus à retrouver les femelles et, sans rencontre, pas de ponte. Ces diffuseurs (sous forme de capsules ou de fil) ne contiennent aucun composé toxique, il suffit simplement de les enlever à la fin de l’année pour les recycler.
Ces efforts induisent une viticulture globalement plus verte qu’ailleurs mais malgré cela, la viticulture certifiée bio reste très marginale au Grand-Duché. Elle ne représente que quatre pour cent du vignoble. Il existe là un vrai paradoxe, que l’on peut expliquer de deux façons.
Tout d’abord, les vignerons expliquent – et ils n’ont pas tort – qu’il est plus facile de conduire une vigne bio sous un climat chaud et sec. L’humidité apporte davantage de maladies cryptogamiques (causées par les champignons), notamment le mildiou et l’oïdium. Or aucun produit curatif existe dans l’attirail bio, seulement des solutions préventives (cuivre, soufre, tisanes à pulvériser…). C’est-à-dire que lorsqu’une vigne est touchée, on ne peut rien faire d’autres que d’éviter la propagation des spores.
Cet argument est recevable mais il n’est pas suffisant, puisque les domaines bios existants gèrent ces défis. Mieux, les vignes qui ont pris l’habitude de ne pas recevoir de produits phytosanitaires chimiques résistent mieux que les autres aux attaques des nuisibles. Ce que constate Yves Sunnen, premier vigneron bio luxembourgeois (conversion en 1991) : « En 2016, une année humide que le mildiou a rendue très compliquée, j’ai aimé voir mes vignes résister à la propagation des champignons. Elles étaient souvent en meilleure forme que celles des voisins, qui recevaient pourtant des traitements phytosanitaires. » Il est vrai que pour parvenir à ce résultat, il faut davantage de travail, des passages plus fréquents dans les vignes pour être en capacité de réagir dès qu’un problème se pose.
Le cuivre est prioritairement ciblé par les anti-bios qui estiment que diffuser ce métal lourd, non biodégradable et qui s’accumule dans les couches supérieures du sol n’est pas très écolo. Sauf que les vignerons bios, toujours très proches de leurs vignes, ne l’utilisent que lorsque c’est nécessaire. L’Europe limite les doses autorisées à quatre kilos par hectare (lissés sur sept ans), une quantité bien loin de ce qu’utilise Yves Sunnen, par exemple, qui s’en passe même complètement certaines années.
La conseillère viticulture de l’Ibla (Institut pour l’agriculture biologique et la culture agraire au Luxembourg) Sonja Kanthak estime que ces arguments ne sont pas recevables : « Comme le cuivre agit directement sur le mildiou et ne pénètre pas la plante de manière systémique, il n’y a pas de résistance connue à ce jour. Avec les fongicides chimico-synthétiques, les plantes apprennent à résister et les composés doivent régulièrement être changés et combinés. Le cuivre, lui, est efficace depuis cent ans et le mildiou ne s’est jamais adapté. En viticulture biologique, on en utilise de très faibles doses et on s’efforce de les réduire au minimum. Par exemple, en réduisant les rendements et la fertilisation, car des rendements plus faibles signifient des raisins plus aérés, ce qui induit un séchage rapide lorsqu’il pleut et donc moins d’infestation par le mildiou. »
L’autre raison, évoquée de façon beaucoup plus discrète, n’est toutefois certainement pas moins importante : le marché intérieur luxembourgeois est tellement solide que les vignerons, finalement, n’ont pas besoin de se convertir au bio pour faciliter les ventes. « Nos études montrent que la demande est croissante mais que les clients, ici, ne sont pas prêts à acheter nos vins plus chers parce qu’ils seraient bios », explique le directeur de Vinsmoselle, Patrick Berg.
Cette réticence, si elle se comprend à l’échelle du territoire, ne prend toutefois pas en compte une tendance mondiale qui est en vérité une véritable lame de fond. En France, les surfaces viticoles bio ont été multipliées par quatre ces dix dernières années et on y consomme dix fois plus de vins bios qu’en 2013. Dans les pays anglo-saxons, toutes les études montrent que les vins bios sont plébiscités par les millennials (entre vingt et quarante ans), cette génération bénie des marketeurs. Dans le monde, le marché des produits bio a été multiplié par six en seize ans. Une étude de l’Institut de recherche de l’agriculture biologique de 2017 a même montré que le Luxembourg est l’un des pays où la demande est la plus forte puisque le Grand-Duché se place à la deuxième place des nations qui achètent le plus de bio au monde (8,6% de part de marché), derrière le Danemark (9,7%) mais devant la Suisse (8,4%). L’Allemagne (5,1%), la France (3,5%) et la Belgique (2,2%) sont loin derrière.
Il n’est donc pas si étonnant de voir que les derniers domaines s’intéressant au bio sont dans les mains de la jeune génération. La maison viticole Schmit-Fohl (Ahn), avec les frères Nicolas et Mathieu Schmit, a reçu sa certification l’an dernier. « Qu’un ancien hésite, je le comprends, expliquait Mathieu Schmit, mais tous les jeunes qui reprennent un domaine devrait se mettre au bio! »
Jeff Konsbrück (Ahn), vient de se décider à franchir le pas. La vendange à venir sera la première de sa conversion. « J’en avais un peu assez de répéter à mes clients que j’étais presque en bio ! sourit-il. Je me suis dit que puisque j’en n’étais pas loin, autant y aller. Il faut travailler un peu plus mais ça marche bien. Avec une année aussi humide que celle-ci, je n’ai pas plus de soucis qu’avant. Quelques vignes sont très légèrement touchées par le mildiou, mais il n’y a rien de grave et je ne suis pas sûr que cela aurait été différent sans la conversion. »
Outre le respect de la nature, qui est son cadre de travail, le jeune vigneron ne cache pas non plus qu’il espère mieux vendre ses vins une fois qu’il sera labellisé. « Vendre des vins bios, cela permet de se distinguer, avance-t-il. De plus en plus de consommateurs recherchent ces produits et cela me donnera plus de visibilité auprès d’un nouveau public. Commercialement, ça ne peut pas être une mauvaise chose. » Alors que les vignerons regrettent souvent leur peu de visibilité à l’international, il est certain qu’une feuille verte apposée plus souvent sur l’étiquette ne leur ferait aucun mal.