L‘agriculture luxembourgeoise avant la guerre

Le recrutement de valets et servantes polonais

d'Lëtzebuerger Land vom 22.04.2010

Pour faire face à la demande de bras, plus précisément de bras bon marché, de l’agriculture luxembourgeoise, demande qui ne peut plus être satisfaite entièrement au niveau local, la Fédération luxembourgeoise des Comices Agricoles (Président : Monsieur Mertz) recrute pour la première fois en 1927, puis encore en 1928 des domestiques polonais, hommes et femmes.

Ce recrutement se fait avec le soutien du gouvernement luxembourgeois (en particulier de la division (ministère) des Affaires étrangères, et de la Bourse du Travail (qui est un service étatique) et par l’entremise de l’Office central de la main-d’œuvre agricole à Paris (France) et de la Société générale (française) d’immigration en Pologne.

Ces ouvriers agricoles arrivent en convoi, avec un visa collectif de transit par l’Allemagne, accompagnés par un convoyeur – employé de l’office d’immigration français. Les pièces conservées aux Archives nationales de Luxembourg (ANLU), (dossier AE 3439, pièces 0015 à 0035) permettent de conclure qu’en 1927, deux transports sont arrivés au grand-duché, le premier en mai (huit femmes et 17 hommes), le second en juin (15 femmes et 29 hommes) (cf. pièces 0022 et 0023 : listes nominatives avec lieux et dates de naissance) (19).

Pour 1928, ce même dossier AE 3439 (pièces 0015 à 0017) renseigne que le département (ministère) des Affaires étrangères « accorde pour l’entrée dans le grand-duché un visa collectif à un groupe de 80 ouvriers et ouvrières agricoles de nationalité polonaise embauchés pour l’agriculture luxembourgeoise par la Société de colonisation à Varsovie. Le convoi arrivera à Luxembourg dans la quinzaine du 1er au 15 avril 1928 ». Les listes nominatives jointes portent seulement sur six femmes et 24 hommes ; les lieux de naissance des domestiques ne sont pas toujours indiqués.

Notons qu’en 1927 et 1928, les domestiques polonais arrivent en avril - juin ; tout comme pour les recrutements ultérieurs de Polonais pour l’agriculture luxembourgeoise (1937 à 1939) ; les contrats de travail portent en général jusqu’à la fin de l’année civile.

En date du 14 mars 1929, le gouvernement de la République de Pologne adresse, via son Consulat général à Anvers, au Président du gouvernement luxembourgeois, Joseph Bech, une demande visant l’abrogation en faveur des ouvriers polonais de certaines restrictions du code luxembourgeois des Assurances sociales. La réponse du gouvernement luxembourgeois à cette requête ne se trouve malheureusement pas dans le dossier. Est-ce que la demande visait les Polonais travaillant au grand-duché dans l’industrie minière et sidérurgique, plutôt que dans l’agriculture ? En tout cas, le nombre de personnes concernées était suffisant pour inciter les autorités polonaises à entreprendre une démarche !

La grande dépression ravageant l’éc­onomie mondiale à partir de 1929 provoque un durcissement de l’attitude des autorités luxembourgeoises vis-à-vis des salariés étrangers (à l’exception notable des ouvriers agri­coles !). Ce durcissement trouve sa concrétisation, notamment, dans l’arrêté grand-ducal du 30 novembre 1929 « fixant les conditions à remplir par les salariés de nationalité étrangère pour l’admission et l’embauchage dans le grand-duché ».

Le travail agricole bénéficie donc nettement d’un traitement plus favorable, faveur qui est immédiatement concrétisée par les arrêtés ministériels du 20 décembre 1929 (dispense de l’autorisation d’embauchage gouvernementale accordée aux ouvriers et domestiques agricoles étrangers jusqu’au 1er mars 1930), puis du 21 février 1930 (dispense prolongée « jusqu’à disposition ultérieure »).

Les effets conjugués de la politique restrictive du gouvernement en matière d’immigration et de la grande dépression économique provoquent une diminution substantielle de la population étrangère, qui passe au grand-duché de 55 832 personnes en 1930 à 38 371 en 1935, soit une réduction de plus de 30 pour cent.

Le 3 décembre 1930, le consulat de Pologne à Luxembourg s’adresse au ministère luxembourgeois des Affai­res étrangères pour demander une attitude plus humaine dans les cas d’expulsion de citoyens polonais non en règle administrativement : « Le consulat de Pologne à Luxembourg a l’honneur de porter à Votre connaissance qu’à plusieurs reprises déjà la Gendarmerie luxembourgeoise a conduit hors de la frontière du Luxem­bourg des citoyens polonais, qui ne paraissaient pas entièrement en accord avec les règlements luxembourgeois. Ces Polonais ne savaient généralement pas fournir les explications nécessaires, parce qu’ils ne connaissaient pas suffisamment les langues française ou allemande. »

La grande crise économique des années 1930 conduit un certain nombre d’ouvriers sidérurgistes immigrés ayant sans doute des racines agricoles à se trouver un travail dans l’agriculture luxembourgeoise. Plus tard, en date du 31 décembre 1937, le ministre luxembourgeois du Travail et de la Prévoyance sociale, Monsieur Krier, s’adresse d’ailleurs à son collègue le ministre de la Justice, pour préconiser ce type de reconversion dans l’agriculture.

Vers 1937, la pénurie de main-d’œuvre agricole au Luxembourg semble être encore plus grave que les années précédentes. Pour preuve, une commission spéciale du « Landwûol », association agricole œuvrant pour le bien-être rural et le retour à la terre, publie coup sur coup deux rapports, le premier en date du 12 mars 1938 (40 pages Din-A5), le second en 1939 (20 pages Din-A5), analysant la problématique du manque de main-d’œuvre agricole et proposant des solutions.

À défaut de solutions nationales, le gouvernement luxembourgeois se tourne en janvier et février 1937 vers Bruxelles (ministère de l’Agriculture) et Eupen (Service des agronomes de l’État belge) en vue du recrutement éventuel de main-d’œuvre agricole belge. Les démarches ne semblent pas avoir été couronnées de succès. D’où le recours – comme déjà dix ans plus tôt – à partir de 1937 au recrutement de domestiques en Pologne, cette fois-ci avec plus de réussite : Henri Klees parle de l’engagement de 700 domestiques et 150 servantes originaires de Pologne dans les fermes luxembourgeoises. Ces chiffres sont corroborés par les statistiques établies par le Service de la Carte d’identité du ministère luxembourgeois de la Justice.

Alors que pour l’année 1936 sont recensés 1 585 Allemands, 307 Belges, 272 Français, 87 Italiens et 147 autres nationalités, soit 2 398 étrangers au total, ayant fait une déclaration d’arrivée primaire au grand-duché, pour l’année 1937, le même tableau comporte une nouvelle colonne « Polo­nais » avec 928 personnes (soit en ce qui concerne les Polonais primo-arrivants, mois par mois, à partir du mois d’avril 1937 : 157, 179, 374, 138, 33, 13, 12, 12 et 10) ; pour l’année 1937, à l’exception notable des Polonais et des Italiens, les autres nationalités sont en recul par rapport à l’année précédente : en 1937, les déclarants d’arrivée primaire sont au nombre de 1 013 Allemands (moins 50 pour cent), 303 Belges, 199 Fran­çais, 352 Italiens, 928 Polonais et 275 autres nationalités, soit 3 070 étrangers au total.

Au mois de décembre 1937, 315 étrangers, dont 173 Polonais, quittent à nouveau le Luxembourg. Une partie des domestiques polonais retourne en Pologne en décembre pour revenir travailler au Luxem­bourg en janvier de l’année suivante. Les premiers mois de 1938 voient arriver 214 Allemands et 179 Polonais, sur 597 étrangers au total ; sur ces 597 étrangers, 239 (40 pour cent) sont des ouvriers agricoles.

Quelle est l’origine de ce nouveau recrutement de domestiques en Pologne à partir de 1937 ? D’une part, au grand-duché, la reprise économique industrielle demande plus de bras. Le « Landwûol » note qu’en 1937, la production d’acier atteint au Luxembourg un niveau record, à tel point que le nombre des ouvriers travaillant dans l’ensemble de l’industrie atteignait 34 566 en décembre 1937, contre seulement 30 521 une année plus tôt. D’autre part, l’introduction du service forcé (Arbeitsdienst) et militaire obligatoire dans l’Allemagne nazie, ainsi que les besoins croissants en main-d’œuvre de l’industrie allemande ont – d’après le « Landwûol » – presque fait tarir entièrement l’arrivée régulière de personnel allemand. Un tableau statistique présenté par Serge Hoffmann montre effectivement qu’entre 1935 et 1939, le nombre d’Allemands faisant une déclaration d’arrivée primaire au Grand-Duché chute de +/- 2 500 à +/- 900, dont +/- 600 sujets juifs.

L’affirmation du « Landwûol » relative au tarissement de l’arrivée de personnel allemand comporte un élément d’exagération emphatique : les statistiques montrent qu’il serait plus judicieux de parler de recul. Le recul est prononcé en ce qui concerne les domestiques allemands masculins, mais les servantes allemandes sont toujours nombreuses, même trop nombreuses de l’avis de certains. Ceci explique le recrutement de Polonais dans une proportion inverse : 700 hommes pour 150 femmes, comme indiqué plus haut.

Le contrat de travail des domestiques recrutés en Pologne, bilingue polonais-allemand, était établi en Pologne même, en quatre exemplaires (un pour l’employeur, un pour le salarié agricole, un pour la Chambre d’agriculture à Luxembourg et un pour les actes du Starost o Powiatowe (maire du district) en Pologne). Un tel contrat, établi en date du 3 février 1939 en faveur de Marianna Pikinska jusqu’au 20 décembre 1939, embauchée par M. Nic. Greiveldinger, de Bech-Kleinmacher, prévoit ainsi un salaire mensuel de 250 francs net de toutes charges, la servante étant nourrie, logée et blanchie. Ces contrats standards stipulaient que le salarié polonais devait avoir les mêmes droits qu’un domestique agricole luxembourgeois, que sa méconnaissance de l’allemand et du français ne pouvait en aucun cas fournir un prétexte pour une réduction de son salaire et que, les dimanches et les jours fériés, le travail devait se limiter à la traite et l’affouragement du bétail, ainsi qu’en cas d’urgence, aux travaux de moisson. Aux jours fériés luxembourgeois était ajouté comme jour férié supplémentaire le 3 mai, jour de la fête nationale polonaise. Les frais du voyage aller Pologne-Luxembourg, y compris les frais de la nourriture pendant le déplacement, étaient entièrement à charge de l’employeur luxembourgeois ; les frais du voyage retour incombaient pour moitié à chacune des parties employeur-salarié.

Suite à l’« Anschluss » de l’Autriche à l’Allemagne (le 13 mars 1938), il n’y eut pas – contrairement à certaines présuppositions – d’augmentation du nombre d’Autrichiens venant s’établir au grand-duché. Ainsi, le recrutement systématique de main-d’œuvre polonaise pour les besoins de l’agriculture luxembourgeoise s’étale des années 1937 à début 1940, pour finir avec l’invasion du grand-duché par les troupes allemandes.

Un compte-rendu très intéressant du commissaire Schiltz relate de manière assez détaillée le travail de la gendarmerie à l’occasion de l’arrivée à Luxem­bourg-Gare de 299 ouvriers agricoles polonais, en date du 25 février 1938, et la scène chaotique occasionnée par la répartition des 299 ouvriers entre autant de patrons-agriculteurs : « Nachdem die zu Luxem­burg-Bahnhof angekommenen polnischen Landarbeiter per Autocar nach dem Volkshaus gebracht worden waren, sollte um 5 Uhr die Zuteilung an die ebenfalls dort eingetroffenen landwirtschaftlichen Arbeitgeber erfolgen. Die Organisation war aber derart mangelhaft, sodass man schliesslich von einer regelrechten Zuweisung absehen musste. Die Arbeitgeber, welche anfänglich auf dem Balkon Platz genommen, mischten sich unter die im Saale versammelten polnischen Landarbeiter und jeder suchte sich an Hand der ihm von der Organisations-leitung zugewiesenen Nummer den für ihn bestimmten Arbeiter aus. Ein unbeschreibliches Durcheinander und Lärmen herrschte während 2 Stunden im Saale bis schliesslich, um 7 Uhr nach­mittags, ein jeder zufrieden gestellt war … » (ANLU, dossier AE 3439, pièce 0008) En cause, M. Jean Kremer, président de la Chambre d’agriculture du grand-duché, qui aurait dû convoyer le groupe et faire établir une liste des arrivants, mais n’a pas satisfait à cette dernière obligation.

Au 12 juillet 1939, les autorités allemandes autorisent une nouvelle fois le transit par l’Allemagne d’ouvriers agricoles polonais pour les besoins de la moisson au Luxembourg. Le 1er septembre 1939, l’armée allemande envahit la Pologne, d’où un appel du consulat de Pologne à ses concitoyens de rejoindre l’armée, événement que la Luxemburger Zeitung relate comme suit en date du 24. octobre 1939 : « Abreise der Polen. Gestern früh sammelten sich ab 6 Uhr im Hotel Select in der Straßburgerstraße die polnischen Staatsangehörigen aus Luxemburg, die einberufen wurden, um in der der französischen Armee angegliederten polnischen Legion zu kämpfen. Gegen 180 Polen, in der Hauptsache Landarbeiter, waren der Aufforderung gefolgt. Ein Beauftrag-ter des polnischen Generalkonsuls in Brüssel war eigens nach Luxemburg gekommen, um die Landsleute nach Brüssel zu bringen, wo die Ausmus­terung erfolgt. Mit dem Gesang polnischer Lieder zogen sie zum Bahnhof, den sie gegen 9 Uhr verließen. Gegen Monatsende soll ein zweiter Transport nach Brüssel abgehen ».

Cette affaire valut d’ailleurs au gouvernement luxembourgeois, soi-disant coupable de recrutement de soldats pour une armée étrangère sur son territoire, une protestation de la Léga-tion d’Allemagne, au motif que le grand-duché aurait enfreint ses obligations de pays neutre.

L’auteur est économiste au ministère de l’Agriculture.
Jos Thill
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