Chroniques de l’urgence

Province accro, pays schizo

d'Lëtzebuerger Land vom 14.02.2020

Teck Resources n’entend pas lâcher le morceau. L’entreprise minière basée à Vancouver est décidée à faire aboutir coûte que coûte son projet dit « Frontier Mine » dans la province de l’Alberta, un investissement d’une vingtaine de milliards de dollars canadiens. À 110 kilomètres au nord de Fort Murray, il s’agit d’exploiter un gisement de schistes bitumineux. L’establishment de la province soutient mordicus ce projet, parfaitement incompatible avec la préservation d’une planète habitable. Les plus enragés menacent le Premier ministre, Justin Trudeau, de s’engager à fond dans la voie du séparatisme s’il devait choisir de ne pas l’approuver. Sa décision est attendue d’ici la fin du mois.

À pleine capacité, Frontier Mine, qui doit s’étendre sur une superficie représentant environ un neuvième de celle du Luxembourg, produirait 260 000 barils de bitume par jour, soit neuf pour cent de la production canadienne. La mine à ciel ouvert, d’une durée de vie estimée à 41 ans, émettrait chaque année 4,1 millions de tonnes de gaz à effet de serre.

Pour faire passer la pilule, Teck Resources a signalé être prête à s’engager à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Les médias canadiens discutent sérieusement de cet éventuel engagement – alors que c’est, évidemment, une promesse d’ivrogne. De fait, la détermination des défenseurs de ce projet insensé rappelle fortement le comportement d’alcooliques ou d’héroïnomanes prêts aux pires crimes pour mettre la main sur l’objet de leur addiction.

Le gouvernement fédéral joue un jeu trouble. Affichant volontiers ses ambitions climatiques, Justin Trudeau s’est livré à un premier grand écart en mai 2018 en annonçant le rachat par l’État canadien, pour 4,5 milliards de dollars, du projet d’expansion de l’oléoduc Trans Mountain entre l’Alberta et le Pacifique lorsque son financement privé a commencé à s’effilocher. À présent, il doit choisir. S’il veut être un tant soit peu cohérent à l’égard des engagements climatiques de son pays, il dira non. S’il choisit, par calcul politique, de caresser dans le sens du poil la remuante province de l’ouest, il accompagnera sans doute son blanc-seing de clauses et d’éléments de langage dignes d’un schizophrène.

Avant même cette décision, l’accord commercial Ceta entre l’UE et le Canada, que la Chambre des députés est censée ratifier prochainement, est un instrument hérité d’un autre âge, incompatible avec l’Accord de Paris et ouvrant la voie au laminage des standards environnementaux et sanitaires au nom de la promotion des échanges bilatéraux. Mais si par malheur, les Albertains devaient emporter le bras de fer qui les oppose au gouvernement Trudeau, le moins que pourraient faire les élus luxembourgeois serait de considérer l’infléchissement d’Ottawa comme la goutte qui fait déborder le vase : le signe tangible que le Canada a cessé pour de bon d’être un partenaire crédible sur les questions climatiques.

Jean Lasar
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