Avec sa propre image, confrontée à celles du monde, les photographies de Katharina Sieverding interrogent, bien plus, interpellent

Face-à-face

d'Lëtzebuerger Land du 29.11.2024

Si le hasard vous amène dans les prochaines semaines, les mois à venir, à Düsseldorf, capitale du land Rhénanie-du-Nord-Westphalie, il y a peu de chance que vous échappiez à l’emprise de tel visage. De belle rigueur, quelque peu sévère, mais largement tempérée par la courbe accentuée des lèvres et, derrière les lunettes sombres, on ne peut que deviner un regard de sympathique communication. Les affiches en abondent, et puis il y a cette autre image, sur un carton de l’exposition de Katharina Sieverding à la Kunstsammlung, l’artiste, dans son jeune âge, les cheveux ébouriffés qui couronnent un visage rayonnant de joie de vivre, la bouche grande ouverte. L’éclat contre la retenue, voire une douce ascèse constatée plus haut.

Vous entrez au K21, dans l’ancienne Ständehaus, et en haut devant vous, une autre photographie, en impression gigantesque, d’un bombardier, pas n’importe lequel, le B-29- Superfortress Enola Gay, d’où la bombe atomique de Hiroshima a été jetée le 6 août 1945. L’image a été extraite du film documentaire Atomic Café, de 1982. Et le texte qui lui est superposé dit le moment décisif : Die letzten Knöpfe sind gedrückt.

Voilà les deux pôles entre lesquels se sont déployées avec force et fulgurance, les œuvres de Katharina Sieverding, sur une bonne cinquantaine d’années maintenant, depuis ses études à l’Académie dans la classe de Joseph Beuys. C’était au temps des protestations des étudiants, de leurs engagements. Et très vite, pour cette artiste, ce fut le choix d’une voie qui lui soit propre : das Fotografische ist für mich Medium und Material, mit dem ich künstlerische Statements erarbeite – über den Zeitraum und die gesellschaftlichen, kulturellen und politischen Verhältnisse, in denen ich als Künstlerin lebe. Et ce face-à-face, des portraits, des tribulations du monde, n’a jamais cessé.

Bien plus, si Katharina Sieverding a toujours pu puiser dans de très riches archives, fonds constitué avec Klaus Mettig, et l’exposition en modifiera au fil des semaines les choix de la monstration, sa démarche a été variée, a fait le tour de tous les procédés techniques, jouant sur les effets les plus percutants, après avoir fait le pas pionnier des grands formats. Oui, il y a loin, toute l’invention esthétique, des photos des cabines, des polaroïds, en noir et blanc, en couleurs, des années 1970, à toutes sortes de transformations qui ont suivi, à force de pigmentation, de solarisation, quand vous surprendrez par exemple le visage comme pris dans une poussière dorée, die Sonne um Mitternacht schauen, nous ramenant aux masques de l’antiquité, à la dialectique de la vie et de la mort.

Katharina Sieverding n’en a jamais eu fini de s’appuyer sur elle-même dans ses questionnements, selbstbefragend, dans ses prises de position, selbstbehauptend, consciente, assurée de l’impact de son art, selbstbewusst. Et ouverte, on ne peut plus humaine, prenons seulement les portraits d’elle-même et de Klaus Mettig, superposés, réunis, fondus l’un dans l’autre, pour un troisième.

Une intimité appelée de la sorte à être saisie en public, avec les controverses qui peuvent surgir ; elles n’ont jamais été aussi grandes qu’au début des années 1990, avec les affiches qui montrent l’artiste, le visage flanqué des armes d’un lanceur de couteaux, quant au texte emprunté à la phrase d’un hebdomadaire, il affirme : Deutschland wird deutscher, avec de quoi réfléchir à l’identité de quelque pays que ce soit, et aujourd’hui plus que jamais, à une allure prise en Europe.

Les révolutions, les persécutions, les migrations, les racismes, autant de sujets récurrents, et j’en passe, et Katharina Sieverding trouve le moyen le plus approprié pour attirer l’attention, fixer le regard, exciter la réflexion. Ainsi, une image d’un film ancien peut renvoyer aux féminicides avec un texte de la guerre froide, et le Dictateur de Charlie Chaplin rejoindre une allusion à Mao, Unwiderstehliche menschliche Strömung. Il reste la question de l’efficacité de l’art quand il s’agit de faire œuvre de résistance ; du moins Katharina Sieverding a commémoré de la plus belle façon celle du comte von Stauffenberg, dans une série de seize œuvres, à partir d’autoportraits d’un photomaton, tout transformés notamment par l’utilisation d’un filtre rouge : plus que des images, des icônes entrées dès 1997 dans la collection Mudam (apport du Focuna).

L’exposition Katharina Sieverding est à voir au K21 à Düsseldorf jusqu’au 23 mars 2025.

Lucien Kayser
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