Jusqu’ici, les patrons des Google, Amazon, Facebook, Apple et autres Microsoft avaient pu gérer leurs affaires sans rencontrer de résistance digne de ce nom de la part de leur personnel, et en particulier sans être confrontés à des organisations syndicales. Il faut dire que les salaires confortables qu’autorisaient leurs trésoreries bien fournies et leur réputation d’employeurs hautement désirables avaient de quoi décourager les velléités revendicatives. Les choses sont en train de changer. Fait remarquable, les enjeux de la contestation naissante portent davantage sur des questions sociétales que sur les conditions de rémunération. Les géants du Net découvrent que l’argent et les salles de loisirs garnies de fruits frais ne permettent pas d’étouffer le mécontentement de leurs salariés lorsque celui-ci porte sur des questions morales.
En novembre dernier, un walk-out chez Google avait fait grand bruit. Inspirés par le mouvement #metoo, quelque vingt mille employés du groupe à travers le monde avaient protesté contre ce qu’ils considéraient comme une culture d’entreprise sexiste et laxiste à l’égard du harcèlement. La direction de Google avait réagi en soutenant les revendications et en annonçant qu’elle ne recourrait plus à une clause d’arbitrage décriée qui avait permis, jusque-là, de régler des conflits soulevés par des accusations de harcèlement en toute discrétion. D’autres
mutineries avaient éclaté chez Google au sujet de son intention de créer un moteur de recherche taillé sur mesure pour la Chine – c’est-à-dire soumis aux censeurs de Pékin – et de son contrat pour l’armée américaine visant à utiliser l’intelligence artificielle pour analyser des images de drones. Concernant l’intelligence artificielle, une bronca avait aussi éclaté au sujet du Conseil d’éthique censé accompagner son déploiement, en réaction à la nomination à ce groupe de Kay Coles James, présidente du lobby conservateur Heritage Foundation, proche de Trump et considérée comme hostile aux LGBTQ. Cette bronca a fini par aboutir au démantèlent de ce Conseil.
Ces derniers jours, on a découvert que les engagements pris en novembre dernier par Sundar Pichai, le CEO de Google, étaient quelque peu hypocrites. Deux salariées qui avaient joué un rôle essentiel dans l’organisation des mouvements de contestation ont indiqué avoir fait l’objet de représailles de la part de la direction. L’une, Meredith Whittaker, qui avait été en pointe sur le walk-out et sur les protestations relatives à Kay Coles James, a indiqué avoir été informée que son rôle allait « changer du tout au tout » après la dissolution de ce conseil d’éthique et qu’elle allait être rétrogradée : se disant confrontée à un climat hostile, elle dit songer presque tous les jours à démissionner. L’autre, Claire Stapleton, a indiqué avoir été mobbée dans les règles après le walk-out : ignorée par son supérieur, enjointe à se mettre en arrêt-maladie, ses tâches confiées à d’autres. « Les représailles ne sont pas toujours évidentes. Elles sont souvent déroutantes et traînent en longueur, consistant en des conversations glaciales, des mises en doute de notre santé mentale (gaslighting), des annulations de projets, des refus de transferts ou des rétrogradations », écrivent Whittaker et Stapleton.
Bien que moins visibles, des mouvements de contestation ont également touché Microsoft et Amazon. Comme Google, la première a été confrontée à des salariés opposés à une collaboration avec l’armée et protestant contre une culture de harcèlement à l’encontre des femmes. Chez la seconde, une pétition signée par quelque 6 000 employés a reproché à la direction sa passivité sur les questions climatiques, demandant que l’entreprise fasse davantage d’efforts pour réduire sa dépendance à l’égard des énergies fossiles et cesse sa complaisance à l’égard des compagnies pétrolières. Alors que la firme de Jeff Bezos répondait à cette offensive en se présentant comme un champion de l’action climatique, mettant en avant son programme « Shipment Zero », on apprenait qu’elle avait récemment commandé 20 000 camionnettes Sprinter auprès de Mercedes, choisissant la motorisation diesel alors que le véhicule existe aussi en version électrique.