Les négociations sur l’accord commercial avec le Royaume-Uni achoppent sur les accès et quotas octroyés aux pêcheurs

Pêche en eaux troubles

d'Lëtzebuerger Land du 23.10.2020

« La pêche n’est pas une priorité de mon pays, mais ce serait faux de dire que ça nous est égal. L’UE est un ensemble ». Cette petite phrase du Premier ministre Xavier Bettel a fait sourire par son évidence voulue et son phrasé étrange. En revanche, elle a été très bien perçue par les professionnels européens de la pêche qui y voient « un signe fort pour l’unité de l’Union » sur la question. « Si le Luxembourg, si loin de nos préoccupations, soutient les pays dont c’est la priorité, c’est à coup sûr un message politique fort », dit l’un deux. Car leur terreur est de voir leur dossier isolé du reste des discussions sur l’accord commercial post-Brexit avec le Royaume-Uni. Ils ne font pas le poids, économiquement, dans ces négociations commerciales. « C’est le seul dossier dans lequel les Britanniques ont toutes les cartes en main, tous les autres doivent rester ouverts tant que l’accord sur la pêche n’est pas conclu », confie un interlocuteur. Les pêcheurs de l’UE s’accrochent à la volonté affichée des États membres de les aider, y compris le Luxembourg.

À l’issue du Conseil européen du 15 octobre, initialement prévu pour qu’un accord post Brexit final soit conclu, le président Emmanuel Macron a fait le point sur la question de la pêche en reprenant les fondamentaux, les solutions possibles et les assurances en direction des pêcheurs. « La pêche est un sujet utilisé tactiquement par les Britanniques (…) parce que s’il y a un no deal, c’est le seul sur lequel Boris Johnson peut dire « j’ai gagné ». « S’il n’y a pas de deal les pêcheurs européens n’auront plus accès aux eaux britanniques, du tout, c’est ça la réalité », résume le président français. Mais un accord est possible si l’on prend « quelques éléments très simples », poursuit-il. Et de faire « la symétrie » entre le secteur de la pêche en eaux britanniques, qui représente 750 millions d’euros, et celui des pêcheurs britanniques dans les eaux de l’UE, évalué à cent cinquante millions d’euros. « S’il y a des baisses de notre côté, il y en aura du côté britannique », raconte encore Emmanuel Macron. Viennent ensuite les leviers de négociation. À côté de ça, il y a la discussion sur l’énergie. L’accès des Britanniques au marché unique de l’énergie a pour eux une valeur économique située entre 750 millions d’euros et deux milliards et demi. « C’est ça la réalité », a insisté le président français. Puis vient l’annonce des concessions possibles : nous devons trouver les bons compromis sur l’accès aux zones de pêche. On sait qu’un accord n’aura pas la « même nature », ne sera pas « aussi ambitieux ». Il sera « sans doute conditionné, peut-être payant », a poursuivi Emmanuel Macron. Le président français s’est dit prêt à entrer dans une discussion qui permettra d’avoir des volumes, des quotas, dans la durée. Et vient l’assurance, à nouveau, que les négociations font un tout. « Je ne vois pas pourquoi les Britanniques voudraient qu’on traite les pêcheurs européens différemment de leurs traders », s’est interrogé Emmanuel Macron. Le secteur de la pêche est pour l’instant rassuré. Les semaines qui viennent leur diront s’ils ont raison d’y croire.

Pendant ce temps, le Royaume-Uni trace son sillon. Il se montre plus combatif que jamais. Le 13 octobre sa « Fisheries Bill » était discutée et approuvée en troisième lecture à la Chambre des communes après avoir passé le cap de celle des Lords. Sur son site, le gouvernement parle de législation phare (flagship) qui donne au Royaume-Uni le pouvoir d’opérer en tant que pays côtier indépendant et de gérer ses stocks de poisson, pour la première fois depuis quarante ans, en dehors de l’UE. La ministre des pêches Victoria Prentis s’en félicite. Les Britanniques ont « tiré les leçons » de la politique commune de la pêche européenne (PCP) et de ses « intransigeances ». Le leader du parti conservateur écossais Douglas Ross explique qu’en reprenant le contrôle total de leurs eaux, le Royaume-Uni voit un moyen de sortir définitivement du carcan de cette politique tant « haïe ». Ce projet de loi prévoit l’octroi de licences aux pêcheurs européens et la fixation de quotas de pêche renouvelable sur une base annuelle. Ce sont les Britanniques qui accorderont les licences de pêche, qui définiront chaque année les quotas et des mesures de conservation et environnementales prises jusqu’à présent par Bruxelles.

Dire que les Britanniques n’ont jamais été très fans de la PCP est un euphémisme. Il y a cinquante ans, lorsqu’ils sont entrés dans ce qui était alors la Communauté économique européenne, ils avaient accepté le principe, très vague alors, d’une PCP pour intégrer ce qui deviendra le marché unique et dont ils entrevoyaient les potentialités pour leur économie. Une fois dans la CEE, les négociations entre eux et la Commission européenne a duré des années. Un bref rappel de ce qui s’est passé permet aussi de comprendre la perception qu’en avaient les Brexiters de l’époque, que la presse appelait alors « l’aile anti-marché commun » des partis, au pouvoir ou dans l’opposition.

Le Royaume-Uni est entré dans l’UE le 1er janvier 1973. Seule l’arrivée annoncée de quatre grands pays à vocation maritime, le Royaume-Uni, l’Irlande, le Danemark et la Norvège a obligé la Commission européenne à penser sérieusement à un modèle identique à celui déjà mis en place pour la politique agricole commune. Les prémisses de cette politique de la pêche avaient consisté en une délimitation de la zone exclusive de pêche de trois milles marins réservés aux pêcheurs nationaux des États membres au large de leurs côtes, un arrangement refusé par les nouveaux candidats. Les Norvégiens, méfiants, se retirent après référendum en 1972. C’est aussi en partie le dossier pêche qui justifiera le retrait du Groenland de la CEE en 1982 lorsque s’est mis en place la PCP.

En 1976, a lieu un bouleversement annoncé. Après les pays sud-américains, les États-Unis ou encore le Japon, la CEE se dote d’une zone économique exclusive de pêche de 200 milles marins. La PCP n’en est qu’à ses balbutiements. Cette année-là, la Commission européenne propose une « mer commune » avec le respect des droits historiques des pêcheurs des autres États membres de la CEE entre les six et douze milles. Les Britanniques refusent. Ils viennent d’être chassés des eaux norvégiennes et islandaises. Ils veulent une zone exclusive de cinquante milles marins sans maintien des droits historiques des Français, Belges etc., ce qui leur a toujours été refusé. Ils réclament des quotas plus importants. Leur opposition dure des années, le Royaume- Uni va jusqu’à bloquer des accords de pêche avec les pays africains dont dépend aussi une partie de la pêche européenne, des pays qui ont eux aussi leur propre zone exclusive de pêche de 200 milles marins. Entre 1980 et 1983, après de nombreuses réunions jusqu’aux petites heures, la PCP voit enfin le jour. Elle comprend la fixation de quotas de pêche sur la base de rapports scientifiques et leur répartition en pourcentage entre les pays de la communauté, selon leurs prises traditionnelles estimées au cours d’une période de référence passée, le maintien des droits historiques dans les zones de six à douze milles pour les pêcheurs des pays voisins, une politique structurelle de modernisation des bateaux, une politique commune des marchés sans compter les accords avec les pays tiers. Plus tard le Royaume-Uni a dû éliminer la condition de nationalité britannique prévue dans son Merchant Shipping Act en 1988, parce que contraire au droit européen. Les Britanniques voulaient mettre fin à ce que Londres appelait le « quota hopping », une pratique des bateaux espagnols consistant, disaient-ils, « à piller les quotas de pêche attribuésd auc prêcheurs britannisues par Bruxelles, en faisant enregistrer leurs bateaux au Royaume-Uni.●

Dominique Seytre
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