Comme entrée en scène, c’est raté. À Luxembourg, une ombre plane déjà au-dessus de l’Office des procureurs européens qui se réunissent en séance pour la première fois, cette semaine. La nomination du nouveau procureur portugais fait des vagues. Même le gouvernement luxembourgeois se dit inquiet pour la réputation du nouvel organe de l’UE chargé de débusquer les fraudes, carrousels à la TVA, blanchiments d’argent et autres crimes financiers commis sur le dos du contribuable européen. Le retentissement de cette affaire, le scandale qui s’ensuit et les conséquences déjà palpables au niveau régional s’expliquent par l’importance que revêt, au Portugal, l’argent versé au titre des Fonds européens. « J’ai honte de le dire mais nous sommes un pays pauvre. Sans aides européennes, nous ne faisons pas mieux que les pays de l’Est. Ce serait la faillite », explique un économiste. Le Portugal en est l’un des plus gros bénéficiaires avec la Pologne, seules l’Estonie et la Lituanie peuvent prétendre à plus. D’après le site www.touteleurope.be, lorsqu’un Luxembourgeois reçoit 169 euros d’aides européennes des fonds structurels, le Portugais en perçoit 2 515 et le Roumain 1 561. Enfin, le rapport de l’Olaf (office européen de lutte anti-fraude) pour 2014-2018, constate au Portugal 2 723 irrégularités, frauduleuses ou non, sur les fonds structurels et agricole. Plus qu’en République tchèque et en Bulgarie et plus ou moins comme en Hongrie.
Le Portugal fait donc partie des vingt-deux pays de l’UE qui, après des années de discussions, ont accepté de créer le Parquet européen, connu aussi sous l’acronyme anglais Office of the European Public Prosecutor’s Office (EPPO). Comme les autres États membres, il dû du sélectionner trois candidats, chaque pays ayant son procureur et deux procureurs délégués qui travailleront sur le terrain. La tâche a été confiée au Conseil supérieur du ministère public portugais. Les nominés sont : João Correira dos Santos, un procureur sur lequel on ne se s’attardera pas puisqu’il n’aura qu’un rôle de figurant. José Eduardo Moreira Alves d’Oliveira Guerra, magistrat du parquet détaché à Eurojust depuis 2007 où il représente maintenant le Portugal. Et enfin Ana Carla Mendes de Almeida, coordinatrice des investigations au sein de la DCIAP, le département central d’investigations et d’action pénale du Parquet et spécialisée dans la fraude européenne depuis des années. Parmi ses dossiers, l’affaire des « golas » est très médiatisée. Il ressort des articles de presse qu’une société de camping, liée au parti socialiste, a vendu et surfacturé 70 000 « golas antifumo » à la Protection civile, de la marchandise ainsi que d’autres gadgets, achetés sur les fonds européens. Les golas, qui sont des cache-cous remontés sur le nez pour se protéger des fumées d’incendies, s’avèrent être des bouts de tissu de piètre qualité et qui plus est, inflammables. Les investigations de la procureure ont entrainé la démission du secrétaire d’État à l’administration interne dont dépend la Protection civile et une vingtaine de mises en examen, dont celle du président de l’Autorité nationale d’urgence et de la protection civile.
Déjà, à ce stade, la procédure de sélection des candidats passe mal. Mendes de Almeida en dénonce les irrégularités dans une plainte officielle adressée au conseil portugais, qu’elle accuse de violer les principes d’impartialité, d’égalité et de transparence. Il a attendu, que les candidats se manifestent… pour établir ensuite les critères de sélection, un critère d’ancienneté ayant été rajouté par la suite. À l’instar de tous les candidats des autres États-membres, les trois Portugais passent devant un comité de sélection européen chargé de les classer par ordre de préférence en fonction de leurs compétences. Ce comité est composé de six hommes et cinq femmes, se plaît à préciser la Commission européenne qui les a nommés. On y trouve, pour ne citer qu’eux, quatre procureurs généraux en exercice, dont la Luxembourgeoise Martine Solovieff et un magistrat à la retraite, Jean-Claude Marin, ancien procureur à la cour de cassation française, le Slovaque Jan Mazak, ancien avocat général à la Cour de justice, et Víctor Manuel da Silva Caldeira, président de la Cour des comptes portugaise et ancien président de la Cour des comptes de l’UE. Le Parlement européen nomme un Italien, Antonio Mura, membre du conseil supérieur de la magistrature italienne au nom de la transparence.
Dans cette affaire qui, on le verra menace sa raison d’être et par ricochet, l’indépendance des procureurs vis-à-vis des pouvoirs nationaux, le comité reste d’une discrétion absolue. À part leur nom, on ne sait pas grand chose d’eux, sinon qu’ils se sont réunis pour leurs auditions à Bruxelles, Luxembourg, Vienne et Paris, qu’ils voyagent tous frais payés et qu’ils perçoivent une indemnité journalière. Le comité européen place Mendes de Almeida en tête de sa liste. Lundi 27 juillet 2020, en pleine pause estivale (et cela lui sera reproché), le Conseil nomme les vingt-deux procureurs européens. Il le fait au cours d’un seul vote, en bloc. Pour rappel Gabriel Seixas est nommé sur le ticket du Grand-Duché. Le Luxembourgeois comme dix-huit autres procureurs européens figuraient en premier sur la liste. Mais la Belgique, la Bulgarie et le Portugal ne jouent pas le jeu. Seules des indiscrétions de la presse belge permettent de savoir qu’Yves Van Der Berge, chef de cabinet adjoint du ministre de la justice actuel Koen Geens, figurait en troisième position. Pour la Bulgarie, le numéro un s’étant désisté pour accepter un poste à Sofia, les diplomates bulgares, d’un mutisme total, refusent de dire s’il a inverti l’ordre des deux candidats restants pour arriver à la nomination de Teodora Georgieva. Pour le Portugal, ce sera non pas Mendes de Almeida mais Joao Guerra, deuxième de la liste.
Si, dans certains milieux belges, la nomination d’Yves Van Der Berge a choqué, il n’y a rien de comparable avec les remous que provoque, dès les premiers jours du mois d’août celle de Joao Guerra. Les journaux rappellent ses accointances avec le parti au pouvoir. Un « socialist boy », dit l’un deux. Le critère d’ancienneté rajouté prend tout son sens, il était là pour le favoriser, dit l‘autre. Le procureur Rui Cardoso, ancien président du Syndicat des magistrats du Ministère public parle d’une décision « politiquement motivée, considérablement aggravée par le fait qu’il s’agira d’enquêtes sur les délits de fraude et de corruption dans lesquels pourraient être impliqués les membres du gouvernement lui-même ». Paulo Rangel député européen, Vice-président du groupe PPE, interpelle trois fois la ministre de la Justice, Francesca van Dunem sur ce qu’il appelle un scandale national. Sans succès.
Cet incident pourrait être mis, mutatis mutandis, dans la catégorie des petits arrangements entre amis, une pratique bien connue dans la fonction publique européenne ou lors de certaines nominations politiques. Des candidats retenus servent de « pots de fleurs », d’éléments décoratifs, parce que la place est déjà réservée pour quelqu’un de bien précis, rappelle un fonctionnaire. Mais dans ce dossier, en raison des enjeux, il s’agit tout de même de lutte contre la corruption, les mafias et cetera, il en va autrement, à en juger par la réaction du gouvernement luxembourgeois. Le Luxembourg est attentif et redoute toute détérioration de l’image du Parquet européen et les conséquences négatives qu‘elles entraineraient pour lui. Incidemment, l’État luxembourgeois est propriétaire de la tour B au Kirchberg dans laquelle l’Office va s’installer, « une fois les bureaux retapés et une informatique sécurisée installée », précise-t-on à la Représentation permanente du Luxembourg auprès de l’UE. Le personnel de l’EPPO, une petite cinquantaine de personnes pour l’instant, est logé dans l’ancien hémicycle européen au Kirchberg.
Dès le 27 juillet, jour des nominations, le gouvernement luxembourgeois signe une déclaration conjointe avec les
gouvernements estonien, autrichien et néerlandais, un document que le Land a pu se procurer. Les quatre dissidents émettent des réserves sur la manière dont s’est déroulé le vote. « Nous, on est d’accord avec le Luxembourg, mais on n’a voulu pas s’y associer, on ne veut pas passer pour un black sheep », dit un diplomate d’un autre État membre qui préfère garder l’anonymat. Les dissidents pourraient donc être plus nombreux. Certes, précisent-ils, les textes disent bien que le Conseil n’est pas lié par les décisions du comité, mais l’absurdité du système saute aux yeux si cette disposition s’applique aussi aux critères de qualité et d’indépendance des candidats. Passer outre l‘évaluation du comité européen équivaut à lui nier toute existence puisque l’on retombe sur la liste des comités nationaux. « Une situation dans laquelle chaque État membre participant suivrait exclusivement le classement de son comité national, là où il existe, serait préjudiciable pour la légitimité du comité de sélection européen », peut-on y lire. Le Luxembourg dit craindre que « la confiance du public » dans le processus de sélection des procureurs « ne soit compromise dans les années à venir ». Les institutions européennes déjà très critiquées, n’ont pas besoin de cela.
Les Portugais ne veulent pas en rester là. Ana Mendes de Almeida vient de porter plainte devant la Médiatrice européenne pour mauvaise administration au sein de l’UE. Elle dit avoir demandé au Conseil de l‘UE pourquoi il s’est écarté de l’opinion du comité européen. Sans réponse de sa part, elle espère que la Médiatrice fera son travail et en exigera une. Cette semaine, sur la chaine SicTV, Ana Gomes ancienne député européenne, candidate possible à la présidence de de la République portugaise, appelle de ses vœux une réaction du Parlement européen. De doctes professeurs de droit, toutes nationalités confondues, commencent à s’agiter sur Twitter. En revanche, du côté de l’EPPO le silence est total. La cheffe du Parquet européen, Laura Kovesi estime que ces nominations (comme la sienne d’ailleurs) ne dépendent que du Conseil de l’UE. Elle ne peut faire aucun commentaire.
Pourtant, l’EPPO devra faire ses preuves. Car, dès la première heure, il a eu ses détracteurs. Pour le CCBE, l’association européenne qui parle au nom du million d’avocats qui exercent dans l’UE, la solution était plutôt de rendre plus efficaces les organes existants tels que Eurojust, l’Olaf et Europol. Dans un rapport de 1993, on pouvait y lire : « Les mauvais résultats de la lutte contre la fraude et les délits économiques et financiers dans l’UE, qui selon la Commission justifient la mise en place d’un EPPO, semblent découler du mauvais fonctionnement des agences nationales européennes et nationales plutôt que de l’absence d’EPPO. » Le CCBE estimait que cette course vers « un nouveau superpouvoir pourrait créer davantage de problèmes qu’il n’en résoudrait ». En outre, la machine EPPO est lourde. Le gouvernement luxembourgeois a raison : l’incident portugais ne va pas dans le bon sens.