D’Arles à Luxembourg Dans la célèbre pièce de théâtre d’Alphonse Daudet, écrite en 1872, l’Arlésienne est un personnage dont on parle tout le temps, mais que l’on ne voit jamais. Les eurobonds, ou obligations communautaires européennes, font partie des arlésiennes de la finance. Ces instruments financiers sont régulièrement évoqués depuis une dizaine d’années sans qu’aucune émission ait jamais eu lieu, en raison de l’opposition de plusieurs pays de l’Union. Mais ils pourraient bien enfin naître à la faveur de la crise sanitaire mondiale, sous le nom évocateur de « coronabonds ».
Le 25 mars, les dirigeants de neuf pays européens, dont le Luxembourg, la Belgique, la France et l’Italie, ont appelé le président du Conseil européen Charles Michel à lancer un emprunt commun à toute l’U.E. pour faire face aux dépenses colossales liées à la crise sanitaire et économique créée par le coronavirus. Une initiative appuyée par la présidente de la BCE Christine Lagarde, qui avait demandé la veille aux ministres des Finances de la zone euro d‘envisager sérieusement une émission exceptionnelle d‘obligations souveraines mutualisées, ainsi que par Ursula von der Leyen, présidente de la Commission de Bruxelles, qui « soutient le recours des institutions et des États membres à tous les outils à notre disposition pour atténuer les conséquences négatives considérables de l’épidémie ».
Les coronabonds sont la version revue et corrigée d’un dispositif ancien. En février 1975, la Communauté européenne (neuf pays à l’époque) avait été autorisée à émettre directement des emprunts en vue d’aider certains pays membres à surmonter les graves déséquilibres de leurs balances des paiements causés par le choc pétrolier de 1973. L’Irlande fut le premier pays à bénéficier d‘un prêt de 300 millions de dollars. Mais c’est seulement en 2010, au moment de la crise de la dette de la zone euro, qu’est apparu le terme d’eurobonds. Leur émission aurait servi à créer une « cagnotte » dans laquelle les pays en difficulté auraient pu piocher, notamment pour refinancer leur dette, en bénéficiant d’un taux bien plus avantageux que celui auquel ils auraient emprunté directement, grâce à la garantie offerte par la solidarité des pays émetteurs. En effet en cas de défaillance des « mauvais élèves », le remboursement aurait été intégralement assuré par les « bons », ce dont l’Allemagne n’a jamais voulu malgré des relances régulières de ses partenaires. Aucun eurobond n’a donc jamais été émis.
Les coronabonds fonctionneraient sur le même principe, avec quelques différences. Le contexte est en partie le même qu’en 2010-2011. Plusieurs États européens, principalement situés au sud du continent, plombés à la fois par leur lourd endettement et par la paralysie de leurs économies, peuvent difficilement emprunter directement sur les marchés. Le « spread » entre les taux italiens et allemands, notamment, ne cesse de se creuser. Mais cette fois les sommes collectées auraient une destination plus précise, à l’image des « obligations pandémiques » émises depuis 2017 par la Banque mondiale. L’Allemagne a opposé une fin de non-recevoir au projet, car elle n’a pas changé d’attitude vis-à-vis d’une « dette européenne mutualisée », quel que soit le nom donné à l’instrument financier émis et la destination des sommes levées.
Cigales vs fourmis Angela Merkel a réaffirmé le 26 mars sa préférence pour le Mécanisme européen de stabilité, qui sert de fonds de secours en cas de crise de la zone euro. « Nous avons avec le M.E.S un instrument de crise qui ouvre de nombreuses possibilités et qui ne remet pas en question les principes de base d‘une action commune et de responsabilité de chacun », a-t-elle précisé. Créé en 2012 et installé à Luxembourg, le M.E.S dispose d’une force de frappe de 700 milliards d’euros en capital et, grâce à son statut d’organisation intergouvernementale, peut emprunter bien davantage. Surtout il peut imposer des conditions strictes en échange de ses prêts à des pays en crise, comme des réformes de structures ou des coupes claires dans les budgets, ce qui ne serait peut-être pas le cas avec le produit de la collecte des coronabonds. L’Allemagne n’est pas la seule à s’opposer à un emprunt communautaire. L’Autriche, l’Irlande, la Finlande, les pays baltes et surtout les Pays-Bas sont sur la même ligne. Ce « club des radins », avec des budgets excédentaires et une dette en baisse, ne veut pas payer en cas de défaillance des emprunteurs et considère le dispositif comme une incitation malsaine à s’endetter à bon prix.
Cela dit, et même si les opinions publiques de ces pays ont longtemps soutenu leurs gouvernements, toutes tendances confondues, dans leur refus de cautionner les « pays du Club Med » si peu vertueux en matière de finances publiques, les choses pourraient changer compte tenu du contexte sanitaire. Car il ne s’agit plus cette fois de financer des minima sociaux dans le Mezzogiorno ou de payer les salaires de la pléthorique fonction publique française, mais de porter secours à des personnes malades, à des travailleurs sans emploi et à des entreprises qui étaient parfaitement viables avant l’arrivée du virus. La crise sanitaire et économique et liée à l’épidémie touchant tous les pays, il ne serait pas absurde que la réponse soit financée en commun. Les pays du nord prennent des risques : déjà mis à l’index pour leur égoïsme et leur manque de compassion, ils seraient sans doute les premiers pénalisés par une crise grave chez leurs principaux partenaires, sans même parler des conséquences pour eux d’un écroulement probable et rapide de la construction européenne dont ils ont tant profité.
Projet politique Le gouvernement allemand a déjà mis beaucoup d’eau dans son vin. Bien avant la crise sanitaire la BCE lui reprochait d’accumuler de plantureux excédents budgétaires qui pourraient être utilisés pour des investissements publics, notamment en infrastructures. Il aura fallu le Covid-19 et son cortège de malheurs pour que le message soit entendu, même si le ministre de l’Économie Peter Altmaier a tenu à rappeler qu’« une fois la crise terminée [...], nous reviendrons à la politique d’austérité, et dès que possible à la politique de l’équilibre budgétaire ». Le 23 mars, sept économistes allemands ont même publié une tribune réclamant une émission commune de 1 000 milliards d’euros dans les meilleurs délais. « L’Europe doit être financièrement solidaire dans cette crise. Les forts doivent aider les moins forts. C’est le moment de vérité pour une Europe qui s’affirme si souvent être une communauté de destin », écrivent-ils. Pour un des signataires, Gabriel Felbermayr, patron de l’institut IFW de Kiel, l’émission d’une obligation commune « constitue aussi un projet politique ».
Mais puisque les autorités allemandes semblent aussi attachées au Mécanisme européen de stabilité, le gouverneur de la Banque du Portugal Carlos Costa a proposé que le M.E.S « émette des coronabonds et que le produit soit alloué à tous les pays membres qui en ont besoin ». Cette solution est selon lui la seule à même d‘éviter que la crise du coronavirus devienne une deuxième crise de la dette souveraine « qui laisserait des cicatrices indélébiles sur le projet européen ». Une idée soutenue par le ministre français Bruno Le Maire qui réclame cependant que le déploiement du dispositif soit rapide, et que pour cela les prêts soient octroyés de manière simple et non discriminatoire. Il reste encore du chemin à parcourir pour faire accepter ces conditions, alors que le virus continue de se propager.