Entringer, Henri: Les défis de l'Université du Luxembourg

Défis et déficits

d'Lëtzebuerger Land vom 14.04.2011

« Nous avons devant nous un travail complet, original, qui fait réfléchir, » estime Rolf Tarrach, recteur de l’Université du Luxembourg, dans sa préface du livre Les défis de l’Université du Luxembourg. Selon ce dernier, le livre sous la plume d’Henri Entringer et publié par l’Institut grand-ducal, « mérite une lecture précise ». Relevons ce défi…

Tout d’abord il faut féliciter Entringer pour son œuvre minutieusement documentée et recherchée. Sur pas moins de 277 pages, l’auteur présente en détail d’innombrables textes sur et de l’Université du Luxembourg : textes de loi, articles de presse, plans quadriennaux, rapports, évaluations, etc. Avec le livre L’Avenir universitaire du Luxembourg (sous la direction de Jean-Paul Harpes et publié par les Amis du Centre Universitaire en 2002), on dispose maintenant de deux livres sur l’Université du Luxembourg qui constituent une base utile, voire incontournable, pour chacun qui s’intéresse à ce thème.

De façon générale, l’auteur se bat contre un « optimisme béat » envers l’université tout en voulant « ériger des garde-fous contre la mégalomanie, l’hypocrisie, les fausses croyances et le gaspillage des deniers publics » (p. 258-259). Pour cela, il aborde un large éventail de thèmes dans son livre : l’histoire et la structure de l’université, son emplacement, la recherche au Luxembourg, l’évaluation et le rôle des universités.

Dans le premier chapitre, Entringer revient sur l’histoire de l’université. Il note que déjà en 1999, le LSAP, le DP et la Gauche sont favorables à la création d’une université (p. 22-24). C’est après la loi sur l’université, votée en 2003, que s’est vue « une remarquable volte-face des représentants des pouvoirs établis » et que « la nécessité d’une université (…) est devenue (…) une évidence incontestable » (p. 30). L’auteur identifie les principaux acteurs impliqués dans ce revirement : la ministre de l’époque (la très déterminée et obstinée Erna Hennicot-Schoepges), un groupe de travail du parti socialiste, les enseignants du cours universitaire et l’existence, depuis 2002, de la Luxembourg School of Finance. Deux consultants externes ont, par ailleurs, eu beaucoup d’influence sur la vision de l’université au sein du gouvernement1.

Dans son histoire, l’auteur révèle bien les stratégies employées et se lance dans l’exercice de savoir qui a fait quoi. Ce qui manque cruellement, cependant, c’est une discussion sur pourquoi ce « remarquable volte-face » a eu lieu. L’auteur ne nous livre quasiment aucune explication de ce changement politique et celui qui attendra une analyse de ce moment charnier restera sur sa faim. Paradoxalement, tous les éléments sont pourtant présents dans les chapitres suivants : un contexte universitaire européen changeant, le développement et la montée en puissance de la recherche au Luxembourg, les liens entre connaissances et économie, etc. On regrette donc que l’auteur n’arrive pas à faire certains liens  analytiques – des liens entre, d’une part, les argumentaires et stratégies employées par les décideurs et, de l’autre, le contexte historique, européen et économique dans lequel tout débat sur une université s’insère nécessairement.

Un autre point faible du livre que l’on voit dans les chapitres suivants sont les maintes affirmations de l’auteur, souvent en une phrase, qui ne sont ni développées ni argumentées et qui restent donc souvent peu convaincantes. Voici un petit best of : « Un trop grand nombre d’étudiants luxembourgeois inscrits (…) constitue un obstacle à l’ouverture d’esprit de la future élite du pays » (p.57) ; « Sur le plan national cet avantage [les retombées économiques locales dû à présence de professeurs et d’étudiants] sera toutefois inférieur aux dépenses occasionnées par l’Université » (p. 79) ; « l’existence d’une offre universitaire proche du lieu d’habitation incite des jeunes peu doués et guère motivés à commencer des études supérieures » (p. 85) ; « la présence massive d’étudiants luxembourgeois (…) et l’ultra-internationalisation qui découle de l’importance des étudiants étrangers ne constituent ni sur le plan du prestige ni sous l’angle économique et culturel un avantage pour le Luxembourg » (p. 206) ; « de telles recherches académiques [sur la langue luxembourgeoise] ne réussiront cependant pas à élever le luxembourgeois au rang des langues internationalement reconnues » (p. 242). À d’autres endroits, l’auteur avance des idées irréalisables, comme l’idée qu’un jour l’université pourra « coordonner les activités (…) du Fonds national de la recherche » (p. 86), ou des idées fausses : qu’il n’y aurait qu’une université en Islande et en Chypre (p. 198).

Dans l’avant-dernier chapitre, Entrin­ger discute de trois « scénarios » : une université centrée sur la recherche et l’excellence ; une université privilégiant les intérêts de l’économie nationale et répondant à certains besoins de la société luxembourgeoise ; une université axée sur les sciences humaines et des particularités du pays. Selon Entringer : « le troisième scénario a le plus de chances de l’emporter » (p. 236). Mais ces « trois scénarios » posent problème. Rappelons qu’une université peut poursuivre plusieurs missions à la fois et que l’Université du Luxembourg est une université qui est certes centrée sur la recherche mais qui ne néglige pas l’enseignement. Rappelons aussi que l’Université du Luxembourg se compose de trois facultés, dont une s’intéresse, entre autres, aux sciences humaines et une autre au droit, à l’économie et aux finances. À la lecture de ce chapitre, on se demande s’il est pertinent de discuter de « trois scénarios » (dont un pourrait l’ « emporter ») et l’on a parfois l’impression que l’auteur pose en fait un « faux problème » et qu’il a une dent contre les sciences humaines.

Cependant, à travers toutes ses critiques, l’auteur met le doigt sur beaucoup de problèmes de l’université : problèmes du logement, de la répartition de l’université sur plusieurs sites, de vouloir « faire du chiffre » par les subventions publiques pour les étudiants, la composition du Comité supérieur de la recherche et du comité externe qui a évalué l’université, qu’il faudrait connaître l’impact des quelque 600 publications scientifiques produites au sein de l’université, le risque de faire trop d’expertises pour les autorités luxembourgeoises, etc. L’auteur mentionne aussi, par exemple, les débats sur le manque de démocratie et sur l’autoritarisme et le manque de transparence au niveau des délibérations au sein de l’université – un sujet qui aurait peut-être mérité plus de discussion.

En lisant le livre on a souvent l’impression que tout est là, mais que rien n’est dit. La quantité de descriptions se fait au dépit de la qualité des analyses. Tous les textes de lois et rapports cités, tous les chiffres mentionnés nous donnent une version quelque peu « plate » – trop bureaucratique, administrative et économique – de l’Université du Luxembourg. Le lecteur se sent presque étouffé par toutes ces données, alors qu’un traitement plus succinct mais plus en profondeur aurait été bienvenu.

Le livre s’annonce comme « sans position a priori ». Mais il est partial à trois égards. Premièrement, le livre fait preuve d’un traitement tendancieux – et souvent d’une méconnaissance – des sciences humaines. Deuxièmement, l’économie et les finances, au contraire, sont traités de façon beaucoup plus bienveillante. Troisièmement, l’auteur aborde le sujet de l’évaluation de façon asymétrique et trop positive (dans le chapitre sur l’évaluation, les discussions sur les limites, problèmes et controverses autour des méthodes d’évaluation se résument à quelques phrases seulement).

Le livre de Entringer se veut aussi être « à contre-courant du discours dominant » au Luxembourg. Paradoxale­ment, les remarques de Entringer sont tout à fait dans l’esprit du new public management qui, à travers le monde, colonise la recherche et l’enseignement supérieur et qui se manifeste notamment par son obsession de vouloir tout quantifier, comparer, mesurer, évaluer et rationaliser.

Malgré tous ses déficits – manque d’analyse et d’originalité, vision réductive, managériale et « plate » de l’université – le livre de Entringer se révèle utile. C’est un livre considérable grâce à son envergure et sa diversité. C’est un livre important du fait qu’il présente une description très riche d’une jeune institution qui est appelée à jouer un rôle clé dans la société de connaissances, dans l’innovation, l’économie et la société au Luxembourg. C’est un livre qui, à juste titre, s’interroge sur les discours souvent trop consensuels et optimistes des décideurs politiques. On sera donc d’accord avec le recteur de l’université sur un point seulement : que c’est un livre « qui fait réfléchir ».

1 Roger Downer (University of Limerick) et Luc Weber (Université de Genève).
Morgan Meyer
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