d'Lëtzebuerger Land : Comment interprétez-vous les réactions après la parution de votre livre Révélation$ : d'un côté l'annonce d'une cascade d'actions en justice, de l'autre un accueil plutôt mitigé par la presse, surtout spécialisée.
Denis Robert : Il y a, de la part de Clearstream, une forte campagne d'intimidation. Ils annoncent des actions en justice contre ceux qui voudraient reprendre les informations du livre. Or, ni Ernest Backes, ni mon éditeur, ni moi-même ne sont pour l'instant au courant d'une quelconque action en justice nous visant, malgré les déclarations spectaculaires faites par Clearstream. Ceci dit, nous n'avons pas peur d'aller en justice : nous possédons les pièces et témoignages nécessaires pour prouver la véracité de nos affirmations.
Le silence de la presse spécialisée anglo-saxonne s'explique surtout par le fait que ce livre semble sortir de nulle part, et, aussi à cause de la campagne d'intimidation, il a ainsi été abordé avec beaucoup de méfiance. Mais la presse allemande et anglo-saxonne commence à s'intéresser au sujet. C'est un commencement, et nous nous trouvons seulement au début d'une histoire. À terme, il faut que les journalistes se positionnent par rapport au livre, soit en continuant l'enquête, soit en l'analysant point par point. J'ai la conviction que notre livre a une force motrice que nous ne soupçonnions pas et qui fera vite oublier les timidités et angoisses initiales.
d'Land s'était fait l'écho (d'Land n° 9/01) d'une possible instrumentalisation de votre ouvrage : sur fonds de situation concurrentielle entre Clearstream et Euroclear, le livre semble faire la part belle à Euroclear. Entre autres les témoignages d'un ancien cadre de Cedel, Jacques-Philippe Marson, et actuel administrateur d'Euroclear, soulignent la possibilité de fraude auprès de Clearstream tout en minimisant cette possibilité auprès d'Euroclear.
Je ne suis instrumentalisé par personne, ni par Euroclear, ni par personne d'autre. Il y a deux ans, lorsque j'ai commencé mon enquête avec Ernest Backes, je suis entré dans un univers qui m'était parfaitement inconnu : le monde des chambres de compensations. J'ai alors pris contact avec des spécialistes pour essayer de comprendre, ce qui s'avérait difficile. Aussi bien Clearstream qu'Euroclear étaient suspicieux à l'égard de mon enquête. Ainsi, Euroclear a essayé de me mener en bateau sur le nombre de comptes : ils possèdent 3 000 « sous-comptes » sur un total de 7 000, ce qui va au-delà de la centaine de banques non référencés qu'ils ont bien voulu admettre au départ. Mais le fait est que le phénomène a pris d'autres proportions auprès de Clearstream, au sein de laquelle le climat d'entreprise est nettement moins serein qu'au sein d'Euroclear.
Ensuite, Euroclear a répondu à toutes nos demandes d'informations, bien que cela fût long, alors que Clearstream ne s'est plus jamais manifesté après un entretien unique avec le CEO de la société, André Lussi. Ce dernier nous a traité par le silence, même après deux lettres recommandées détaillées qui auraient dû alerter n'importe quel dirigeant soucieux de la réputation de son entreprise. Finalement, les instruments de contrôle des activités d'Euroclear nous paraissent beaucoup plus efficaces que ceux des autorités luxembourgeoises concernant Clearstream, une société qui soigne la non transparence de ses activités.
Quatre semaines après la parution de votre livre, vous dites ne pas encore avoir reçu d'assignation en justice. Or, Clearstream et la BGL ont affirmé avoir déposé une plainte pénale au parquet luxembourgeois. Avez-vous été contacté, dans un sens comme dans un autre, par la justice luxembourgeoise ?
J'ai été contacté par la cellule anti-blanchiment du Parquet de Luxembourg, et j'ai rencontré le substitut du procureur d'État, Carlos Zeyen, vendredi dernier. J'ai promis à ce dernier de mettre à sa disposition un certain nombre de documents en notre possession. De plus, il m'a semblé que Carlos Zeyen - qui m'a paru très motivé au sujet de cette affaire - était très intéressé à entendre plusieurs témoins dont nous avons cité les propos, de façon anonyme, dans le livre. Ces gens sont pour la plupart encore professionnellement actif sur la place financière luxembourgeoise, nous nous devons de leur garantir la plus grande confidentialité possible. Mais que ces gens-là vont témoigner, je n'en doute pas. Avant la parution du livre, ils ont signé des attestations qu'ils se mettaient au service de la justice si celle-ci en émettait la demande.
Vous avez regretté que l'ensemble de votre travail soit mis en cause par quelques erreurs isolées, à l'exemple du compte de la DGSE...
D'erreurs isolées, il n'y en a qu'une. Lorsque Ernest Backes et moi-même sommes tombés, en analysant les microfiches, sur l'intitulé DGSE, nous avons immédiatement fait le rapprochement avec les services secrets français, un rapprochement qui a d'ailleurs été confirmé par une de nos sources au sein de Clearstream. Il s'agirait en fait d'un compte appartenant aux services étrangers de la Banque de France. Or, nous avions, à l'époque, contacté les services de renseignement pour savoir si ce compte leur appartenait. Officiellement, ils ne voulaient ni confirmer ni infirmer l'existence d'un pareil compte, officieusement, ils laissaient entendre que la tenue d'un tel compte au nom de la DGSE était possible et plausible. Il s'agit là de la seule erreur de tout le livre. Nous épingler là-dessus, c'est comme si vous dénigriez une belle voiture en parfait état de marche à cause d'un clignotant qui est défectueux ! Mais, en fin de compte, si on ne nous attaque que sur des peccadilles pareilles, on peut en sourire.
Pour d'autres faits, vous vous dites certains de la véracité de vos affirmations, notamment en ce qui concerne l'affaire BCCI/BGL ou encore la double comptabilité au sein de Clearstream...
Concernant l'affaire BCCI/BGL, on pourra tout prouver en justice, si celle-ci en fait la demande ou si nous sommes amenés à nous y défendre. On ne met d'ailleurs pas en cause la BGL, mais Cedel. La manière dont a été géré le rapatriement des titres de la BCCI en dépôt à Cedel a de quoi laisser pantois : un client privilégié de la BCCI a en effet réussi à récupérer des titres d'une valeur d'au moins cent millions de francs français, alors que la banque était non pas en liquidation, mais en gestion contrôlée.
Cette transaction a peut-être été réalisée grâce à un habillage juridique très habile. Mais les mouvements incriminés entre comptes publiés et non publiés à Cedel, que nous avons pu déceler sur les microfiches en notre possession, sont contestables. Comme d'ailleurs d'autres transactions concernant la BCCI. Et nous le prouverons.
Quant à la double comptabilité, nous avons la confirmation de nos soupçons sur l'existence d'une caisse noire au sein de Cedel-Clearstream, ce qui est énorme. Ensuite, ajoutez à ce constat que l'ancien vice-président de Cedel, Jean-Philippe Marson, n'avait pas accès à la comptabilité interne de la société de compensation luxembourgeoise et qu'entre 1992 et 1995, les principaux comptables de Cedel ont quitté ou dû quitter la société. De plus, nous avons des documents internes de Cedel relatant de problèmes de comptabilité et plusieurs témoignages d'anciens cadres de Cedel qui nous confortent dans l'hypothèse d'une double comptabilité.
Sur le fond, cela veut dire que Cedel a créé au sein de son entreprise une opacité, un endroit inaccessible aux contrôleurs et toute personne non-initiée.
Quel est en fin de compte le message que vous souhaitez faire passer par Révélation$ ?
Nous avons voulu livrer un mode d'emploi, à la justice et la classe politique pour qu'ils puissent accomplir « leur » travail.
On ne peut pas laisser aux seuls banquiers le soin de se contrôler eux-mêmes, car c'est la porte ouverte à toutes sortes de dérives. Je vous cite un exemple : probablement à l'insu du Conseil d'administration, la banque mafieuse russe Menatep, impliquée dans une fraude au Fonds monétaire international portant sur dix milliards de dollars US, a pu agir en tant que client invisible de Cedel puis Clearstream. La Menatep a été démarchée par un représentant de Cedel en 1997 pour qu'elle rejoigne la chambre de compensation luxembourgeoise. Ce qui est possible pour un client, l'est, à ce moment-là, pour des milliers d'autres...
Un message qui ne ressort pas tel quel du marketing du livre, voire de la quatrième de couverture de l'ouvrage... où l'on s'attend plutôt à découvrir une grosse lessiveuse luxembourgeoise au nom de Clearstream.
Nous n'avons en rien orchestré la sortie du livre, et si celle-ci fut chaotique, c'est plutôt à cause de la crainte de voir la distribution du livre interdite par une décision judiciaire. Les accusations de blanchiment ont été portées par la presse, pas par nous. Nous sommes responsables de chaque mot publié dans Révélation$, mais pas de tous les articles, titres, commentaires et dépêches qu'il a provoqués.
Dans le livre, nous mettons l'accent sur la possibilité de dissimuler des transactions financières, ce qui peut effectivement faciliter le blanchiment d'argent. Mais l'action de blanchiment consiste en l'injection, dans le circuit financier officiel, d'argent provenant d'activités criminelles. L'utilisation de comptes non-publiés a pour but exactement le contraire, à savoir la dissimulation de flux et de transactions financiers. Il reste cependant évident que, à l'image de la Menatep, des banques utilisent ce système, en amont ou en aval de l'acte de blanchiment, pour faciliter ce dernier.
Le fait d'avoir été entendu par une commission du Parlement européen et une commission du Parlement français, est-ce une confirmation de votre travail ?
Ce n'est pas une confirmation, il s'agit plutôt d'une continuation, parce que la classe politique se rend compte qu'il existe un univers à part qui échappe aux contrôles. Cela peut aider à créer un monde plus juste.
Par rapport au Luxembourg, je dirais que si le Grand-Duché ne veut pas devenir une des plaques noires de l'Europe en matière de criminalité financière, il a tout intérêt à s'intéresser de lui-même à cette zone d'ombre qu'est Clearstream actuellement et de voter des lois qui améliorent le combat contre le crime.
Ce ne sont pas les attaques haineuses de deux députées européennes luxembourgeoises (Colette Flesch [PDL] et Astrid Lulling [PCS], ndlr.) à mon égard, lors de l'audition au Parlement européen, qui feront avancer les choses. Car malgré tout ce qui a été écrit jusqu'ici, la réponse sur le fond du livre n'a toujours pas été donnée, ni par les spécialistes, ni par André Lussi lui-même.
Il est donc très important que celui-ci prenne enfin position. Après avoir donné une suite favorable à la demande d'audition par les députés français, il se dérobe aujourd'hui. C'est à lui et à lui d'abord de s'expliquer. Cela fait six mois que nous attendons vainement.