Info ou intox ? Depuis l'annonce de la parution du livre d'Ernest Backes et de Denis Robert1, la place financière luxembourgeoise vit en émoi. Déclarant avoir révélé les agissements illégaux de Clearstream, les auteurs du livre ainsi que leur éditeur maintiennent leurs accusations malgré les mises au point des institutions financières, entités étatiques et autres sociétés visées par l'ouvrage. Que ce soit la BGL, accusée d'avoir commis une transaction illégale dans le cadre de la faillite de la BCCI, que ce soient les sociétés Air liquide ou Accor-Wagons-lits, mentionnées comme propriétaires de comptes illégaux auprès de la société de clearing, que ce soit le ministère du Trésor luxembourgeois, cité à la même affiche, tous ont communiqué la parfaite légalité des faits leur reprochés. Clearstream, quant à elle, a déclaré « ne pas donner quelque commentaire que ce soit » en raison des actions en justice envisagées ou en cours.
Néanmoins des questions restent ouvertes. La BGL a publié un communiqué où sont formulés, avec acribie, les tenants et aboutissements de la transaction estimée frauduleuse par Backes et Robert. Pour la banque appartenant désormais au groupe Fortis, le rapatriement des titres de la BCCI déposés auprès de la Cedel vers un compte ouvert à la BGL par le commissaire à la gestion contrôlée de la BCCI, n'est en rien illégal ou frauduleux - plusieurs décisions de justice sont citées pour étayer la procédure. En réponse, Backes et Robert déclarent cependant « avoir des preuves » des agissements illégaux qu'ils entendent confier « à la justice dès qu'elle les demandera ». Au vu des affirmations de la BGL et des auteurs - les titres de la BCCI déposés à la Cedel ont transité par un compte-client de la BGL auprès de la même Cedel pour ensuite être rapatriés vers la BGL - il semble toutefois dif-ficile de déceler l'anomalie auprès de la société de clearing. Théoriquement, si anomalie il y a eu, celle-ci se répercuterait davantage dans une transaction interne à la BGL que dans les traces laissées sur les microfiches de la Cedel exploitées par Robert et Backes.
Quant au reproche, non encore élucidé par Clearstream à cause de son silence de plomb, de la gestion de sous-comptes ouverts au nom de sociétés, alors que la loi et le règlement interne de la Cedel interdiraient cette pratique, la zone d'ombre persiste. Le règlement grand-ducal de 1983 concernant les dépositaires professionnels de titres énumère les entités pouvant s'y prêter. Or, la définition des dépositaires professionnels est élargie (mention dans le commentaires des articles, in document parlementaire n° 2676, session 1982-1983) à des sociétés dans le sens où sont acceptés, parmi les dépositaires professionnels, « certains autres établissements bénéficiant de l'accès professionnel au marché ». Une définition reprise par la législation postérieure qui « légalise » - en dépit des propos du « boss » de Clearstream, André Lussi, dans le documentaire télévisé2 - les comptes ouverts par des sociétés non financières. Cette ouverture a volontairement été faite pour permettre à des sociétés d'intervenir directement sur le marché pour, par exemple, réaliser eux-mêmes leurs em-prunts. Les com-ptes ouverts par le ministère du Trésor luxembourgeois ou encore par la Banque de France tomberaient sous la même logique.
C'est ainsi que se trame le jeu des affirmations et mises au point, où nul, pour l'instant, n'arrive à s'en sortir : les logiques avancées semblent imparables, avec cependant un avantage momentané pour la partie défenderesse, preuves à l'appui. Car pour l'instant, il semble que les rares affirmations, « preuve à l'appui », du livre Révélation$ s'effondrent l'une après l'autre : les histoires de la DGSE (voir d'Land n° 9/01), de la transaction BCCI/BGL (où il faut attendre les preuves réservées à la justice si elle est demanderesse), des sous-comptes ouverts au nom d'entreprises, des comptes ouverts par le ministère du Trésor luxembourgeois3 ont été réfutées par les concernés.
Le caractère approximatif du livre s'en retrouve davantage souligné. Les auditions des auteurs demandées par des représentants du Parlement européen (14 mars 2001) ou du Parlement français (20 mars 2001) sont invoquées comme légitimation des affirmations, le co-auteur de l'ouvrage, Denis Robert, demande « à être jugé sur les faits et non pas sur les interprétations ». Mais pour l'instant, la ténacité des preuves réside dans le camp des attaqués. Que certains avaient déjà prévu, avant la publication du livre, une union sacrée de la presse et du monde bancaire pour préserver la place financière luxembourgeoise, au biais d'un stratagème savamment élaboré, corrobore l'impuissance de ceux qui veulent, coûte que coûte, attribuer une crédibilité a priori à l'ouvrage Révélation$ qui pour l'instant, et en attendant les révélations « réservées à la justice », laisse sur sa faim (voir d'Land n° 9/01). Prétendre que le livre, bien que critiqué dans son ensemble, ait le mérite de soulever des questions fondamentales, est une fausse approche : le manque de crédibilité renforce, au contraire, ceux qui sont dans le secret des dieux et peuvent continuer, de la sorte, à vaquer à leurs tâches journalières en profitant d'un écran de protection supplémentaire.
1Révélation$, par Ernest Backes et Denis Robert, éditions Les Arènes, 2001, 138 FF
2Dans le documentaire Argent trouble, diffusé par Canal+ le 1er mars, André Lussi affirme qu'il n'y a pas de comptes de cette nature ouverts auprès de Cedel/Clearstream.
3La prise de position du gouvernement peut être consultée sur Internet