La machine à recycler l'argent sale des banques de la planète, décrite par les deux auteurs du livre Révélation$, Denis Robert et Ernest Backes, résiste difficilement à un examen un peu objectif du fonctionnement d'une chambre de compensation internationale comme Clearstream. Une société de ce genre ne gère pas de cash mais uniquement des titres et ne traite, en principe, qu'avec des établissements bancaires et financiers qui sont déjà soumis, du moins pour la plupart, à des obligations de vérification de la provenance de leurs fonds.
Les possibilités théoriques d'utiliser une plate-forme de compensation de valeurs mobilières (obligations, actions, fonds d'investissement et autres instruments financiers) pour blanchir des capitaux, qu'ils proviennent du trafic de la drogue, de la corruption ou de l'escroquerie fiscale, sont assez restreintes. Néanmoins, le risque zéro n'existe pas et la situation extrêmement concurrentielle des sociétés de clearing en Europe les pousse certainement à prendre des risques avec des clients qui ne sont pas toujours de premier ordre.
« On peut évidemment concevoir des opérations de blanchiment via des titres » convient Carlos Zeyen, responsable de la cellule anti-blanchiment du Parquet de Luxembourg. Mais, dans ce cas de figure, les transactions douteuses n'interviennent pas au niveau de Clearstream, mais à celui de la banque cliente. La firme de clearing a mis en place, comme la loi sur le secteur financier l'y oblige, des procédures strictes pour identifier ses clients et on a du mal à croire qu'elle se serait rendue complice, à très grande échelle, des manoeuvres frauduleuses des banques, courtiers et organisations internationales, en institutionnalisant une double comptabilité occulte, indique-t-on de source judiciaire.
Le Parquet qui a eu des entretiens, cette semaine, avec les dirigeants de la chambre de compensation, ne nourrit d'ailleurs pas le moindre doute sur le caractère « irréprochable »
de ses activités.
« Théoriquement, il est possible de recycler de l'argent sale via une plate-forme de compensation » affirme pour sa part un consultant spécialisé dans la lutte contre la fraude. « Techniquement, l'histoire des comptes secrets me fait rigoler » souligne-t-il aussi.
Clearstream a d'ailleurs minutieusement étudié, il y a quelques années, tous les scénarii possibles de détournement de son système par des criminels en col blanc. Plusieurs cas de figure ont été retenus, très éloignés, de toute évidence, du schéma des comptes secrets mis à jour par Robert et Backes.
L'analyse théorique a en outre montré que des opérations de blanchiment ne pouvaient intervenir qu'à un seul stade, celui de l'empilage ; les entreprises de compensation ne recevant jamais de cash de leurs clients.
« Il est possible que des criminels utilisent le réseau de sous-dépositaires de chambre de compensation dans différents pays » explique notre consultant. « Certaines banques, poursuit-il, peuvent livrer physiquement à ces sous-dépositaires, qui sont souvent eux-mêmes des banques, des titres représentant un équivalent en cash ». Ces opérateurs sont normalement tenus de vérifier la provenance des fonds, mais personne n'est à l'abris d'un défaut de vigilance, ajoute cette source.
Seconde hypothèse d'école, la réalisation par des clients d'opérations sur titres en sous-évaluant (ou en sur-évaluant, le cas est plus rare) la valeur des actifs en dépôt. Les criminels sont parfois prêts, en effet, à subir des lourdes pertes pour recycler leurs fonds.
Le Groupe d'action financière pour la lutte anti-blanchiment (Gafi) a relevé, dans son rapport 1999 sur la typologie du blanchiment, des cas de blanchiment sur les marchés des instruments dérivés et souligné la vulnérabilité du marché des « futures ». Mais là encore, on est loin de la théorie mise en scène par les auteurs de Révélation$.
En Europe, les différents systèmes de compensation ont longtemps échappé à toute surveillance et contrôle rigoureux par les pouvoirs publics. Une réglementation communautaire n'a mis de l'ordre au système que récemment avec l'entrée en vigueur de la directive 98/26/CE. Ce texte a été transposé par le Luxembourg le 12 janvier dernier avec deux ans de retard sur le calendrier prévu. Les Quinze ont mis beaucoup de temps à réglementer des activités considérées comme réservées à des organismes institutionnels et qui, de ce fait, n'avaient pas besoin d'une surveillance aussi stricte que celle des banques qui touchent, elles, les petits épargnants.
« Sans y avoir été obligé, Clearstream a choisi, il y a des années, d'être contrôlé par une autorité en optant pour le statut bancaire et de se conformer ainsi aux obligations qui en découlent » explique Jean-Nicolas Schaus, directeur de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF). Euroclear, l'organisme concurrent basé à Bruxelles, n'est devenue une banque, tombant sous le contrôle de la Commission bancaire et financière belge, qu'au début de cette année.
Reste à savoir si les autorités luxembourgeoises n'y ont pas mis un peu du leur pour pousser un organisme comme Cedel à se placer sous le contrôle de la Commission de surveillance. Une question, sans doute, de réputation de la place financière.
Qui surveille un organisme comme Clearstream ? Les choses sont loin d'être clarifiées entre la Commission de surveillance du secteur financier d'une part et la Banque centrale du Luxembourg de l'autre comme l'a montré le communiqué de la BCL lundi en réaction aux allégations contre Clearstream publiées dans le quotidien Le Figaro. Le contenu du texte pouvait faire croire en effet que le contrôle prudentiel de la chambre de compensation était entièrement entre ses mains, ce qui n'est pas le cas. L'initiative a d'ailleurs été moyennement appréciée par la Commission de surveillance qui chômait le jour de carnaval.
La direction de la CSSF a eu mardi un entretien avec les dirigeants de la société et leurs explications ont pleinement convaincu les autorités : « les accusations ne sont pas sérieuses » a commenté M. Schaus, ajoutant qu'elles ne nécessitaient pas de « faire de grandes manoeuvres ».
La surveillance de Clearstream est partagée entre la BCL et la CSSF, mais le champ d'intervention de l'une et de l'autre n'est pas clairement défini par la loi du 12 janvier 2001 sur la surveillance des systèmes de paiement et de règlement des opérations sur titres au Luxembourg. L'adoption de cette loi, que le gouvernement a dû amender à plusieurs reprises, a d'ailleurs fait apparaître de sérieuses rivalités entre les deux institutions. La banque centrale devait d'ailleurs publier cette semaine une circulaire de cinq pages (circulaire 2001/163) définissant son rôle dans le contrôle prudentiel d'organismes comme Clearstream, mais aussi la Bourse de Luxembourg et les systèmes de paiement et de règlement LIPS Gross et LIPS Net. Ce document, que d'Land a pu se procurer, commente et interprète certaines dispositions de la loi du 12 janvier 2001 qui a créé au Luxembourg, une nouvelle profession dans la famille des professionnels du secteur financier, celle d'opérateur de système de paiement ou de systèmes de règlement des opérations sur titres. La CSSF, qui contrôlait de toutes façons depuis plusieurs années Cedel devenue depuis sa fusion avec la Deutsche Börse, Clearstream, est l'autorité de contrôle compétente de la maison de clearing. Mais la BCL dispose aussi d'un droit de regard sur l'établissement du boulevard grande-duchesse Charlotte puisqu'elle participe au système de compensation et de règlement des opérations sur titres opérées par Clearstream Banking s.a., qu'elle l'utilise dans le cadre de la gestion des réserves et aussi comme dépositaire central pour son propre compte et celui d'autres banques centrales du Système européen de banques centrales (SEBC). Aussi, selon la circulaire, l'opérateur est-il tenu de transmettre à la banque centrale « toutes informations utiles, notamment les documents statutaires et autres documents officiels, les statistiques (...) et d'autres informations financières et sociétaires dont celles relatives à l'actionnariat. » De son côté, la CSSF prévoit de publier dans les prochains jours une circulaire clarifiant la répartition des rôles avec la BCL.
Le statut un peu particulier de Clearstream et le fait que l'établissement ne traite qu'avec des clients institutionnels, bancaires ou financiers pour l'essentiel, déjà tenus à des obligations de vigilance, ont-ils contribuer à faire relâcher la pression des autorités à son égard ? « Non au contraire » affirme M. Schaus qui admet aussi que les risques pour une chambre de compensation d'être confrontée à des opérations de blanchiment sont bien moindres que ceux des banques par exemple.
Reste à savoir si la CSSF a les moyens de contrôler un tel organisme qui dispose d'un réseau de bureaux et de filiales dans le monde entier. Jean-Nicolas Schaus se montre très affirmatif : « Clearstream est un établissement très spécial en raison de son importance internationale sur les marchés » et « nécessite, de ce fait, une surveillance spécifique ». Sans être pour autant affectés exclusivement au contrôle de cette société, des agents de la CSSF ont été spécialement affectés au dossier de la chambre de compensation. Les obligations de reporting des comptes et le contrôle d'auditeurs externes laissent donc un peu de place à l'improvisation. La thèse d'une double comptabilité avec plus de 8 000 comptes secrets échafaudée par les auteurs de Révélation$ tient donc difficilement la route. La CSSF a d'ailleurs sérieusement musclé la crédibilité des contrôles dans une circulaire qui oblige, en substance, les auditeurs de banques ou de PSF de porter à la connaissance des autorités toute faille décelée dans la comptabilité des entreprises financières.
Il n'empêche que les erreurs répétées de valorisation d'actifs pour un montant de 1 700 milliards d'euros laissent un peu dubitatifs sur la qualité des contrôles opérés tant par la firme en interne que par son auditeur externe, voire l'autorité de contrôle elle-même.
En octobre dernier, la filiale de Francfort de Clearstream a en effet été victime d'une importante erreur comptable de près de 1 000 milliards d'euros intervenue dans les dépôts. Une seconde tuile dans la comptabilité (près de 650 milliards d'euros) est intervenue en janvier.
Alors que penser d'une affaire qui intervient dans le contexte d'une concurrence extrêmement rude entre les deux grandes maisons européennes de clearing ? Faut-il y subodorer un « coup monté » pour discréditer la firme germano-luxembourgeoise qui est parvenue à une étape capitale de son développement (voir aussi l'article « Hypothétique » pages 6-7) ? Le coup qui lui a été porté cette semaine fera sans doute marquer des points à sa grande rivale bruxelloise.