Ce samedi matin, sur le parking de la Däichhal à Ettelbruck. Sous la pluie et le vent, des Luxembourgeois d’un certain âge sortent de leurs voitures. Ils traversent le parking d’un pas lourd pour s’engouffrer dans le bâtiment doré. La fidèle et vieillissante base du CSV vient acclamer l’homme qui promet de mettre fin à dix ans d’exil du pouvoir. À l’intérieur, Viviane Reding joue le rôle d’emcee avec professionnalisme. « Si quelqu’un ressent le besoin de prendre position, il peut en faire la demande par écrit », annonce-t-elle en introduction. Le besoin n’est apparemment pas pressant ; aucun des 546 délégués ne réclamera la parole auprès d’Alex Donnersbach, co-président du congrès. Reding tente de flatter l’audience, largement composée de mandataires communaux : « Dir sitt déi wierklech Lëtzebuerger Helden vun der Politik ! ». Elle annonce les arrivées des invités d’honneur. « Eise Jacques ass do ! De Jacques Santer ! », s’exclame-t-elle. Puis, une heure plus tard : « Nach en Éieregaascht ! Eise Jean-Claude ! » Juncker se fraie péniblement un chemin à travers la salle sous les applaudissements de ses camarades de parti.
Il est arrivé à temps pour écouter Claude Wiseler parler de son « komescht Gefill am Bauch » au moment d’accepter la présidence du CSV. C’était il y a deux ans. Depuis, il aurait réussi à faire régner « le calme » au parti, dont le secrétariat général serait désormais « am Grëff ». (Une manière pudique d’évoquer le putsch de la fraction contre Frank Engel.) Alors que Martine Hansen et Gilles Roth concentrent leurs tirs sur la coalition libérale, Wiseler est le seul à s’attaquer à l’ADR, dont il qualifie la position sur la guerre en Ukraine de « zynesch a kalbliddeg ». Les pontes du parti se suivent et s’enchaînent dans une longue exhortation. Stéphanie Weydert évoque « Eng Flam, déi nei entfacht gouf ». « Dir hutt alleguer Chance », s’entendent féliciter les délégués par le trésorier du parti, Thierry Schuman. « Well Dir sitt Member an engem Veräin, dee gewënnt ! » Gilles Roth réchauffe l’idéal du CSV comme incarnation de la « breet Mëtt », une communauté imaginée allant « bis zum Bauer, dem Dokter, dem Bankdirekter an dem Affekot ». Le député-maire de Mamer recommande le CSV à tous ceux « déi sech eigentlech veräppelt spieren ». Et de conclure par sa nouvelle catchphrase : « Vive de Grand-Duc, a vive onse Luc ! »
C’est à la co-présidente, Elisabeth Margue, d’introduire le Spëtzekandidat. Ces derniers mois, la députée néophyte a gagné en substance politique. Elle s’est retrouvée dans le rôle de faiseuse de roi. Face à la base du CSV, Margue fait le panégyrique de son mentor politique : « De Luc straalt Rou an Empathie aus » ; « de Luc ass den Equiliber ». Le Spëtzekandidat est érigé en héros de la crise bancaire de 2008, l’homme qui « a sauvé l’épargne de nombreux Luxembourgeois et Luxembourgeoises ». Margue appelle sur scène une vingtaine de jeunes candidats aux communales. Ils devront former la coulisse au grand discours inaugural. Mais d’abord un clip est projeté. L’audience y voit Luc Frieden marchant d’un pas décidé le long d’une façade vitrée. Luc Frieden assis dans le tram. Luc Frieden regardant un tableau abstrait. Frieden prenant le café avec Claude Wiseler dans une filiale de la pâtisserie Hoffmann (dont le patron est candidat aux communales). Luc Frieden posant pour des selfies avec des jeunes de la CSJ. Luc Frieden faisant ses courses dans une épicerie à Contern. Luc Frieden montant des marches au Kirchberg. En voix off, on entend Margue parler d’un « waarme Mënsch, och ee joviale Mënsch », Christophe Hansen décrire une personne « smart, entscheedungsfreedeg a mënschlech ». Fade out : « #Luc ».
Sa voix a pris un timbre rauque, mais pour le reste, l’éternel dauphin semble pareil à lui-même. Tout en vantant l’expérience de leur Spëtzekandidat, le CSV répète en boucle qu’il aurait « changé ». Luc Frieden tente de naviguer entre ces deux messages, coincé entre un bilan difficile à assumer et un message de renouveau difficile à vendre. À Ettelbruck, il se défend à plusieurs reprises d’être le « Spuerminister » ou « Paragraphereider » qu’on a pu voir en lui par le passé. Il coche pourtant les cases classiques du libéralisme de droite : Baisse des impôts sur les sociétés, approche sécuritaire, rigueur budgétaire, défense acharnée de la place financière. Parmi ses soixante abonnements sur Twitter, on ne trouve que trois sites de médias : Paperjam, Delano et le Financial Times. Il suit une pléthore de lobbies patronaux, mais peu de politiciens, parmi lesquels la droite française réactionnaire (Rachida Dati et Nadine Morano) et les chantres allemands de l’austérité (Wolfgang Schäuble et Jens Spahn) sont surreprésentés.
« Ech war net um Mound, ech war net zu Palma, ech war net op der Belscher Plage ; ech hu geschafft. A villen… oder an enger Rei Lëtzebuerger Betriber. » Quand Luc Frieden évoque son passage par le privé, il reste très générique. Elisabeth Margue explique aux délégués que « Luc était sur terrain ». La semaine précédente, sur RTL-Radio, Jean-Claude Juncker parlait d’un « Ausfluch an Deeler vun der Lëtzebuerger Wirtschaft » qui aurait « complété sa biographie ». Le CSV préfère ne pas entrer dans les détails du CV. On pressent sans doute que les autres partis se feront un malin plaisir de réinterpréter les multiples postes occupés par Frieden : monnayage du carnet d’adresses pour la Deutsche Bank à Londres, renvoi d’ascenseur qatari chez la Bil, campagne de Reconquista via l’éditeur du Wort, la Chambre de commerce instrumentalisée comme tremplin.
Face aux délégués du CSV, Luc Frieden préfère plutôt parler de son siège d’administrateur à la Croix Rouge, « ce que peu de gens savent peut-être ». (Le CA de cette œuvre fondée par les Mayrisch se lit comme un who’s who de la notabilité libérale.) Frieden dit y avoir été confronté aux problèmes sociaux, « déi ee vläit net sou gesäit, wann een an enger Regierung, an engem Justizministère oder Finanzministère sëtzt ». Peut-être pour se défaire de son image de Stater bourgeois, il rappelle aux délégués du CSV être né à Esch-sur-Alzette et avoir vécu, jusqu’à l’âge de seize ans « à côté des hauts-fourneaux ». (Son père, Ernest, travaillait dans la direction de l’Arbed en tant que chef des services administratifs.)
Luc Frieden assure comprendre les soucis des petites gens. « Puisque je n’étais pas au gouvernement, j’ai fait beaucoup d’activités que je faisais moins auparavant. Entre autres, j’ai souvent fait les courses. Et je peux vous dire, on remarque le prix du caddie ! » Luc Frieden se met à parler « pouvoir d’achat ». Il assure maintenir le système de l’indexation et le salaire social minimum. Oubliées ses « visions pour 2024 », échafaudées il y onze ans : « Est-ce que ces salaires [minimums] sont appropriés pour attirer vers le Luxembourg de nouvelles industries ? », se demandait-il alors. Aujourd’hui, Luc Frieden estime que le salaire minimum social doit être « renforcé si nécessaire et régulièrement adapté ». Disparu aussi, le « gedeckelten Index » toujours promu par Juncker. Si plus d’une tranche tombait en l’espace de douze mois, prévient par contre Frieden, il faudrait en parler dans le cadre du « dialogue social ». L’ex-ministre des Finances avait pourtant gardé un mauvais souvenir de ses expériences tripartites. En décembre 2013, au lendemain de son départ du gouvernement, il évoquait « d’autres modèles de consensus building et decision making », citant la Suisse et Singapour en exemples. Mais dix ans plus tard, Luc Frieden doit donner des gages à l’aile sociale de son parti. L’Hôtel Saint-Maximin vaut bien un index. Frieden sait que le chemin pour y accéder passera par le canton d’Esch et Marc Spautz. Même si le canton de Capellen (c’est-à-dire la ceinture dorée) concentre aujourd’hui presque la moitié des électeurs de la circo Sud.
Dès que le Spëtzekandidat quitte ses éléments de langage, le naturel refait surface. Il se lance ainsi dans une anecdote sur un récent voyage à Stockholm, entrepris en tant que président du lobby patronal européen, Eurochambres. Le trajet de l’aéroport à la ville, il l’aurait fait en train, 18 minutes chrono, « à 200 à l’heure » : « Parce que l’État suédois n’avait pas d’argent, cette ligne a été construite et est opérée par le secteur privé ». Puis d’ajouter prestement : « Lo sinn ech net der Meenung, dass ee soll zu Lëtzebuerg all d’Zich privat rulle loossen... Nee, verstitt mech net falsch. » La morale de l’histoire serait que « l’État ne doit pas tout faire lui-même ». Il faudrait « en parler ». Mais placée dans un discours inaugural, l’anecdote scandinave est tout sauf anodine. La Suède a été le premier pays européen à entièrement privatiser son système ferroviaire. Une soixantaine d’entreprises se disputent aujourd’hui le marché et la dégradation des infrastructures est régulièrement critiquée.
En 2016, Claude Wiseler avait débuté sa campagne en agitant le spectre d’une croissance risquant de « nous dépasser ». Luc Frieden retourne à l’orthodoxie, et réaffirme son credo : « Mir brauchen zu Lëtzebuerg Wuesstem. D’CSV steet fir Wuesstem. » Un substantif qu’il fait invariablement suivre des adjectifs « durable et inclusive ». (Wiseler avait préféré « qualitative ».) Frieden disserte longuement sur la place financière, ses « talents » et ses concurrents irlandais, anglais ou néerlandais « qui ne dorment pas ». Pour faire bonne mesure, il enchaîne par une digression sur le potentiel du « Uebst- a Geméisbau ». Un secteur qu’il voudrait « aktiv a positiv ».
En matière fiscale, l’ex-ministre reste droit dans ses bottes. Il plaide pour une baisse, « à moyen terme », du taux nominal d’imposition sur les sociétés, « en-dessous de la moyenne de l’OCDE ». (Entre 2000 et 2021, cette dernière s’est érodée de 32,3 à 22,9 pour cent.) C’est avec véhémence que Frieden s’oppose à l’introduction d’un impôt sur les successions en ligne directe, qu’aucun parti de gouvernement ne revendique par ailleurs. (Franz Fayot et Frank Engel l’avaient brièvement tenté, avant de se faire rappeler à l’ordre de manière plus ou moins brutale.) Par un improbable inversement, Frieden fait de l’héritage un outil méritocratique, un garant de « l’ascension sociale » qui permettrait à « chaque génération d’avoir un peu plus que celle qui la précédait ». En 2008, son ancien associé chez Bonn & Schmitt, Alain Steichen, avait, quant à lui, assumé une ligne d’argumentation ouvertement ploutocratique. L’accumulation de richesses, et donc de pouvoir, que favorise l’absence d’un impôt sur l’héritage auraient peut-être du bon : « Les grandes familles industrielles pourraient jouer le rôle de contrepoids au gouvernement en place. »
À Ettelbruck, Frieden ne revendique pas l’héritage des grandes figures tutélaires du CSV. Peut-être parce que, vers la fin, ses relations avec Jean-Claude Juncker avaient tourné au vinaigre. Une semaine avant la grande intronisation, l’ancien Premier ministre a pourtant fait preuve de discipline de parti. Il est allé sur RTL-Radio pour apporter son soutien à la nomination, dont il dit être « satisfait à cent pour cent ». Ce serait « en fait un mensonge » que de représenter Frieden comme « een exklusiv wirtschaftsliberale Typ ». On voudrait enfermer l’ex-ministre dans une boîte. Et de continuer à filer la métaphore : « Ech hunn an dem Luc Frieden seng Këscht an deene ville Jore gesinn ». Il pourrait donc assurer que son ancien ministre des Finances n’aurait à aucun moment tenté de bloquer des avancées sociales. Au printemps 2010, Juncker avait laissé à Luc Frieden le soin de détailler à la Tripartite les mesures d’austérité, dont une réduction des allocations familiales. Quelques jours plus tard, il s’offusqua à la télé que celui-ci serait diffamé comme « onbarmhäerzege Familljekiller ».
Sur la crise du logement, les propositions de Luc Frieden restent assez vagues. Il faudrait construire en hauteur dans les villes et étendre les périmètres constructibles, « là où c’est possible ». Or, qu’en est-il de l’autonomie communale ? Le Spëtzekandidat serait-il en train de plaider pour plus de centralisme en matière d’urbanisme ? Cela paraît peu probable, étant donné la puissance du lobby communal et de sa garde prétorienne de députés-maires. En matière de Police, Frieden propose au contraire de créer une unité « directement sous la compétence des bourgmestres qui en font la demande ». Début mars, Laurent Mosar se réjouissait dans le Wort que les thèmes de la sécurité, de la justice et de la migration (on notera la juxtaposition) « wird die CSV mit Frieden stark besetzen ». Luc Frieden apparaît comme le candidat de la consolidation, autour du noyau dur conservateur.
À Ettelbruck, il aura très peu parlé climat, se limitant à revendiquer « un agenda positif » et non une politique « qui punit et qui interdit ». Quand il évoque le sujet, c’est souvent en tandem avec la « digitalisation ». Le CSV veut croire à une solution technologique à l’urgence climatique, qui ne nécessiterait ni une remise en cause des structures socio-économiques ni des comportements individuels. Le Spëtzekandidat explique ainsi à la base du CSV qu’il aime beaucoup écouter les conférences de l’environnementaliste suisse Bertrand Piccard. Le techno-optimisme prêché par ce dernier a l’avantage d’être soluble dans le capitalisme libéral. C’est ce côté inoffensif qui plaît tant au patronat luxembourgeois et qui fait de Piccard un invité régulier des conférences de la BGL, de la Bourse de Luxembourg ou de la Chambre de commerce. Frieden promet un « plan Marshall » pour les énergies renouvelables, sans préciser comment il compte convaincre les communes de le mettre en œuvre sur le terrain. Il préfère polémiser sur les études d’impact environnemental commanditées à la moindre découverte d’un « biotope avec quelques lézards » : « Verstitt mech net falsch, Ëmwelt ass extrem wichteg », ajoute-t-il aussitôt, mais dans le contexte de la crise du logement, il faudrait agir.
Le congrès est chorégraphié au millimètre près. Le discours de Frieden terminé, les délégués se lèvent pour acclamer leur nouveau chef. Des panneaux estampillés « #Luc » sont distribués aux jeunes. Viviane Reding doit rappeller : « Ee Moment, et ass nach net eriwwer ! » Restait en effet la formalité de l’élection. Un vote à bulletins secrets, comme en 2016 pour Claude Wiseler, n’est pas prévu. Les délégués lèvent simplement leurs cartes : « Luc ! Unanimitéit ! Hahaha ! », s’exclame Reding. Et de se tourner brusquement vers Donnersbach : « Sou. Lo kënne mir erofgoen, heh. » Le show est fini.