Face aux ergotages décousus qu’enchaîne Donald Trump, l’embarras, la honte, le sentiment d’une humiliation collective inégalée vont-elles finir par prendre le dessus ? Cette question pourrait bien conditionner le sauvetage de l’espèce humaine. Souvent intrinsèquement cruelles, systématiquement formulées de manière imprécise et infantile, émaillées de contre-vérités flagrantes, capables en tout cas de faire bouillir de rage toute personne sainement constituée, ses interventions publiques sont d’une absurdité qui devrait sauter aux yeux de tout un chacun et précipiter son évacuation immédiate, loin de la Maison Blanche et vers une maison de soins gériatriques de préférence.
S’il n’en est rien, c’est que nous sommes bel et bien entrés dans l’âge de la post-vérité et que nous avons pour de bon omis de prendre au sérieux l’injonction lancée en 2010 par Stéphane Hessel dans un petit livre au succès planétaire. Si Trump continue de pérorer jour après jour, si ses mensonges sont relayés sans sourciller par ses fidèles et mollement contestés dans les médias, cela signifie nécessairement qu’aux Etats-Unis, à tout le moins, mais sans doute aussi par ricochet dans presque toutes les régions du monde, un point de non-retour a été franchi. La réhabilitation de la place de la vérité dans le discours public constitue désormais l’incontournable condition d’un retour à des politiques sensées, capables de sauver ce qui peut encore l’être et de limiter les pires impacts des crises multiples dont nous a gratifiés notre organisation sociale insoutenable.
Reste à voir si la honte est vraiment le meilleur levier qui soit pour sortir de cette mauvaise passe et revenir à la raison, ce défi auquel l’humanité se trouve collectivement confrontée. Même si elle ne semble pas pour l’instant étouffer la majorité des Américains, une partie d’entre eux ont de plus en plus de mal à accepter de voir partir à vau-l’eau les garanties constitutionnelles autour desquelles s’est construite l’aventure américaine. Le dévoiement complet des institutions censées assurer un équilibre des pouvoirs se poursuit sous leurs yeux au son des diatribes trumpiennes sans qu’ils ne réagissent vraiment. Certes, les New Yorkais et d’autres ont témoigné de leur insatisfaction lors des élections du 4 novembre, et quelque sept millions d’Américains sont descendus dans la rue le 18 octobre pour insister que l’ère des rois soit révolue.
Mais rien n’indique que ce soit la honte qui les ait motivés. En effet, si, jusqu’à présent, celle-ci n’a pas fonctionné comme levier pour se débarrasser de Trump, c’est parce qu’il en est lui-même tellement dépourvu qu’il est capable de présenter cette absence de scrupules comme une vertu et d’en faire auprès de ses supporters un gage d’authenticité. Le blogueur Ariel Handelsmann décrivait ainsi l’an dernier Donald Trump comme un « exorciste de la honte », capable de convaincre ses supporters qu’il partage leurs frustrations, que d’autres qu’eux-mêmes en sont responsables et qu’ils peuvent donc, en communion avec les autres MAGA, retrouver leur confiance en eux.
Ce qui en revanche conforte la pertinence du sentiment de honte comme moyen d’atteindre Trump, malgré cette apparente exonération dont il bénéficie, est la supposée gravité de ses turpitudes en relation avec le financier déchu et proxénète Jeffrey Epstein. Ce qui frappe, dans ce contexte, est l’insistance avec laquelle revient, y compris dans les milieux conservateurs, l’appel à faire toute la lumière sur cette affaire, avec pour leitmotiv l’exigence d’une publication des « Epstein files ».
La pédophilie serait donc la ligne rouge. Défauts de paiement, escroqueries, malversations fiscales, méthodes d’intimidation mafieuses : tout passe dans l’univers MAGA, grâce au caractère ultrapolarisé de l’opinion américaine. Pour autant, le sentiment général est que l’émergence de preuves claires que l’actuel président des États-Unis aurait abusé d’enfants serait susceptible de changer la donne. L’absence caractérisée de honte, qui est une des forces de Trump, deviendrait alors du jour au lendemain son tendon d’Achille, et l’on peut gager que la honte d’avoir élu et soutenu un pédophile ferait partie des sentiments animant au moins une partie des Américains dans l’hypothèse d’un tel retournement.
Il est évidemment navrant, alors que nous sommes aux prises avec des défis hors-normes pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, que la seule branche à laquelle puissent se raccrocher ceux qui veulent continuer de croire à la possibilité d’un tel sauvetage soit la perspective que des crimes pédophiles de la part de l’actuel président américain soient avérés. Si l’occupant de la Maison Blanche, lui-même imperméable à la honte et magicien de la désinhibition, est rattrapé par l’ignominie, nous pourrons néanmoins, toute honte bue, savourer notre plaisir.