Chroniques de l‘urgence

Balancier

d'Lëtzebuerger Land du 12.09.2025

Pour ceux qui espèrent que le coup d’État fasciste rampant en cours à l’échelle mondiale finira par être contrecarré et que les urgences conditionnant la survie des humains seront alors traitées comme elles le méritent, les invraisemblables frasques de Donald Trump en matière de commerce international présentent à la fois un piège et une opportunité. Un piège parce qu’elles suscitent instinctivement le réflexe consistant à vouloir restaurer l’ordre économique mondial d’avant. Une opportunité parce qu’elles montrent, en creux, qu’une coalition d’États sérieusement engagés dans la décarbonation peut très bien contraindre, par ces mêmes instruments de politique commerciale dont Trump abuse aujourd’hui, les pays récalcitrants à laisser les énergies fossiles là où elles sont.

La globalisation a fait exploser la quantité de ressources extraites, de marchandises produites, de biens et services commercialisés tous azimuts. Amplifiée par des accords de libre-échange, elle s’est appuyée sur des différentiels de revenu substantiels entre pays riches et pays pauvres et sur une logique de spécialisation poussée. Or, l’impératif absolu de croissance qui la sous-tend est par nature incompatible avec celui de la décarbonation. Les marchés mondiaux, ceux des capitaux en tête, restent obstinément axés sur la dégradation de la biosphère et le creusement des inégalités, les engagements de l’accord de Paris s’avérant, sans surprise, incapables d’infléchir cet acharnement destructeur.

Arrive Trump avec ses obsessions protectionnistes et sa vision d’un ordre mondial mercantile certes, mais fondé avant tout sur la force et la domination. Il se lance à corps perdu, quelques semaines après le début de son second bail à la Maison Blanche, dans une offensive de taxation vengeresse qui vise sans discernement pays alliés et adversaires. Cette offensive a été décrite par certains comme un enterrement de l’ordre économique issu de la deuxième guerre mondiale. Si enterrement il y a, il convient de ne pas y pleurer. Car cet ordre n’était ni plus ni moins qu’un laissez-faire irresponsable, dont on sait parfaitement aujourd’hui qu’il est incompatible avec les changements de cap nécessaires au sauvetage de la biosphère.

En revanche, il suffit de se placer dans une perspective où les yeux des humains se dessillent et où ces changements de cap apparaissent dans toute leur acuité et toute leur ampleur pour comprendre que les actions de l’atrabilaire président américain présentent aussi une opportunité. Les aberrations consistant à user de tarifs douaniers pour contraindre ses partenaires commerciaux à acheter des produits pétroliers et gaziers américains, à faire pression sur eux pour qu’ils se détournent des énergies renouvelables, ou encore à stopper net le chantier d’un vaste champ d’éoliennes off-shore pratiquement achevé, tout cela au nom d’une « dominance énergétique américaine » rigoureusement anachronique, viennent rappeler au reste du monde, si besoin était, que l’exercice du pouvoir ne se limite pas à signer des accords de libre-échange et à espérer pour le mieux.

Lorsque le revirement en faveur de l’action climatique viendra, ce que la réalité physique du réchauffement rend inéluctable, les États qui y souscriront pourront s’inspirer des coups de massue portés par Trump ces jours-ci pour, à l’exact opposé de ce qu’il pratique, mettre au pas les États-voyous qui resteraient accrochés à leurs gisements et entendraient, envers et contre tout, en extraire jusqu’à la dernière goutte. Sans doute gagneront-ils à s’engager, le moment venu, pour que le crime d’écocide soit reconnu et poursuivi au plan international. Mais la séquence en cours, avec ces dirigeants européens timorés prêts à toutes les compromissions face au maître de Washington, montre qu’à l’inverse, une coalition décidée à pousser résolument la décarbonation ne devra pas hésiter à miser sur des politiques commerciales radicales pour se faire entendre. Des arsenaux combinant taxes et barrières douanières conséquentes mais aussi, le cas échéant, boycotts et autres mesures de rétorsion constitueront en effet l’arme ultime pour convaincre les pétrocrates les plus obstinés de cesser de délibérément détruire notre habitat commun.

Alors que la situation économique mondiale tressaute comme une girouette au rythme des oukases issus de Washington, il peut sembler chimérique de se projeter dans un avenir où des préoccupations aussi diamétralement opposées à celles qui animent Trump tiendraient le haut du pavé. Pourtant, avec un peu de recul, le caractère excessif, intenable, grotesque de la dérive trumpienne, qui fait dire à beaucoup de commentateurs que nous nous trouvons dans une séquence « surréaliste », a tout d’un mouvement de balancier extrême, animé par le désespoir des tenants du statu quo carboné prêts à embrasser le pire plutôt que de renoncer à leurs privilèges. Qui dit balancier, dit retour de balancier. Même si ce balancier semble évoluer au-dessus d’un volcan en fusion et que ses mouvements erratiques peuvent faire craindre un effondrement en cas d’emballement, il faut se garder de sombrer dans la dépression et préparer la phase suivante, celle d’une prise en compte des vrais besoins humains.

Jean Lasar
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