Chroniques de l’urgence

L’économie sociale malmenée

d'Lëtzebuerger Land du 07.11.2025

Les stratégies mises au point au fil des ans par les acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS) pour inventer et déployer au quotidien des trajectoires plausibles de survie se heurtent désormais à des obstacles qui risquent de les rendre inopérantes. Conçues comme des efforts de mobilisation de la société civile autour d’objectifs partagés, comportant souvent une dimension de transformation sociétale, elles voient s’étioler, avec le raidissement accéléré du thermo-capitalisme, les conditions de base sur lesquelles elles comptaient pour leur mise en œuvre : des libertés publiques (d’opinion, d’expression, de manifester…) fortement ancrées, la possibilité d’un débat public fondé, un tant soit peu, sur les faits, un état de droit capable de résister aux pressions corruptrices, enfin, plus généralement, un contexte, politique en particulier, globalement favorable à un effort collectif d’atténuation des multiples crises (climat, biodiversité, inégalités…) qui menacent la société humaine.

Sur ces fronts, c’est à une érosion caractérisée que ces acteurs se trouvent confrontés. Quand ce n’est pas, comme aux États-Unis trumpiens, à une entreprise de destruction pure et simple. En pratique, il reste dès lors à bon nombre d’initiatives de l’ESS à accepter de se voir dégradées en feuilles de vigne compatibles avec les dérives en cours et de remettre fondamentalement en question leur modus operandi. Souffrant d’un assèchement des flux financiers, d’origine publique ou privée, dont elles ont besoin, elles se voient contraintes de réduire drastiquement la voilure voire de mettre la clé sous la porte.

La situation de Singa, une initiative d’aide aux migrants dirigée par l’ancien candidat à la présidence français Benoît Hamon, est révélatrice de cette évolution. Créée en 2012, l’organisation compte aujourd’hui plus de 80 000 membres en Europe et en Amérique du Nord (dans sept pays, dont le Luxembourg, et 17 villes) où elle pratique l’accompagnement entrepreneurial, des activités partagées, un hébergement citoyen, du conseil et de la sensibilisation. Benoît Hamon vient d’annoncer que pour la première fois, l’existence de son association est menacée du fait de la suppression de subventions publiques. Singa tente de pallier ce désengagement à l’aide d’une opération de crowdfunding lancée cette semaine.

Exemple : une subvention de 60 000 euros que l’association touchait depuis plusieurs années pour un programme de sensibilisation à l’entrepreneuriat qu’elle mène en Île-de-France. En moyenne, sur les 1 500 migrants contactés annuellement dans ce contexte, 200 étaient accompagnés plus avant, et quelques dizaines d’entre eux finissaient par se lancer dans la création d’une entreprise. Cette subvention a été brutalement supprimée. Pour Hamon, qui préside aussi l’association Économie sociale et solidaire France, cette décision est caractéristique du désengagement en cours « qui se répète à l’endroit d’innombrables associations ».

« Aujourd’hui, l’État refuse de financer des missions d’intérêt général dédiés à l’inclusion des personnes réfugiées (...) Pourtant nos programmes aident à la création d’entreprises et d’emplois qui font rentrer des recettes fiscales dans les caisses de l’État (...) D’autre part, nous voyons un recul de certains mécènes privés, pas tous, mais certains, qui cèdent aux injonctions, aux intimidations et aux pressions, notamment de l’administration américaine qui juge intolérable qu’on puisse financer des ONG dédiées à l’inclusion des personnes réfugiées, mais aussi des intimidations des extrêmes-droites ou des grands médias réactionnaires en Europe », résume Hamon. Il veut croire à un sursaut de la société civile face à ce « très mauvais coup » : « Nous allons démontrer que la solidarité est le meilleur antidote au désordre que les réactionnaires veulent installer ».

Un récent rapport de la Cour des comptes vient étayer cette alerte de l’économie sociale et solidaire française. Reconnue comme « mode d’entreprendre et de développement économique » par une loi de 2014, l’ESS représente « plus de 150 000 entreprises employeuses coopératives, mutualistes, associatives, fondatives et sociétés commerciales qui emploient plus de 2,6 millions de salariés », note ESS France dans un communiqué saluant la publication de ce rapport. Or, « malgré son rôle dans la mise en œuvre des politiques publiques, l’ESS reçoit moins de soutien de la part de l’État que l’économie conventionnelle (sept pour cent des aides aux entreprises alors qu’elle représente 13,7 pour de l’emploi privé) ». Alors que l’État consacre seize milliards en soutien à l’ESS, les aides publiques aux entreprises se sont élevées à 211 milliards d’euros. De plus, toujours selon la Cour de comptes, seules quatre pour cent des entreprises de l’ESS bénéficient de subventions.

Que les réfugiés soient les premiers à pâtir des spasmes de notre modèle extractiviste n’étonnera personne : il n’a plus que faire des aménités démocratiques et des considérations de justice, et une des caractéristiques saillantes de l’autoritarisme post-vérité qu’il préfère laisser s’installer est la xénophobie.

Jean Lasar
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