Après des années de hype, la bulle pirate a éclaté. Au lendemain de sa percée aux communales de juin, le parti pensait son succès assuré. Le réveil a été brutal. Aux législatives d’octobre, le score des Pirates n’a pratiquement pas bougé : 6,74 pour cent en 2023, contre 6,45 cinq ans plus tôt. Le député Sven Clement parle d’une « gestion de la déception » : « Certains candidats l’ont vécu plus mal, parce qu’ils avaient… », et de marquer une longue pause, « …une exigence plus élevée envers eux-mêmes ».
L’élection de Ben Polidori dans la circonscription Nord est un prix de consolation qui permet au parti de ne pas perdre la face. Mais en interne, la stagnation attise les tensions. Marc Goergen pointe un responsable : « La campagne des communales, c’était moi ; la campagne des législatives, c’était Sven Clement. » Il ne serait « pas content » de certains éléments de la campagne menée par son collègue : « Des fissures se sont créées avec Jerry Weyer et Pascal Clement », l’ami, respectivement le père de Sven Clement, tous deux candidats, fissures que le parti essayerait maintenant de « colmater ».
Quand on le confronte avec les critiques de son collègue, Sven Clement réfléchit un long moment, puis avance : « Ce qui n’a pas aidé dans toute la campagne, c’est que certaines personnes, et je ne cite délibérément pas de noms, ont eu du mal à subordonner leurs intérêts personnels à ceux du parti ». Les grandes et petites orientations auraient toutes été déterminées « am ganz grousse Krees », et ceci jusqu’aux motifs des affiches. « En ce qui concerne les prises de décision, Sven Clement a joué le rôle le moins important », se défend Sven Clement. Et de rappeler que c’était Marc Goergen qui l’avait proposé comme tête de liste nationale.
La critique de Goergen touche également au style politique. Contrairement à la campagne « plus populiste » de 2018 (qu’il avait dirigée lui-même), celle de 2023 n’aurait pas été assez « frech » et « pickeg » : « On a été trop gentils ». Clement dit « partager cette analyse ». Quand on l’interroge sur les raisons de sa retenue pendant les tables-rondes, il répond par « le grand respect » qu’il aurait développé au fil des années pour d’autres politiciens, « qui sont avec nous dans les tranchées politiques » : « Dévier de nouveau vers une attaque frontale, c’est difficile … »
Selon ce rapport d’autopsie post-électorale, la recherche de reconnaissance aurait empêché les Pirates de pleinement exploiter leur potentiel populiste. C’est une analyse flatteuse, car elle situe la raison de l’échec dans la modération démocratique et les bonnes manières parlementaires. En réalité, la campagne des Pirates n’était pas exempte de piques démagogiques, dont témoigne le slogan « Keng Korruptioun ». Le problème des Pirates est peut-être plus profond : À un moment où les démarcations entre les partis se clarifient, l’éclectisme cultivé par les populistes de centre-gauche rend ces derniers inaudibles. Quant à Sven Clement, il était de toute manière assuré de retrouver son siège, et avait donc peu d’incentives pour risquer des sorties clivantes.
Sa nouvelle popularité et respectabilité lui valent de nombreuses avances politiques. Rien qu’au cours des cinq dernières années, « trois présidents de partis » lui auraient « très concrètement » proposé de changer de parti, dit-il, pour aussitôt nuancer « Mee dat wor dommt Gespréich beim Patt ». L’ancien membre du DP Marc Goergen se préfère dans le rôle du Stëppler. Il estime que les Pirates auraient laissé le terrain à l’ADR, dont le message « anti-Gambia » aurait été plus clair : « On voulait se garder trop de portes ouvertes, et on a fini coincés… » L’ADR ne s’y trompa pas. La campagne de Fred Keup visa, à côté de l’ennemi idéologique vert, le principal concurrent pirate. Les électeurs auraient fini par considérer les Pirates comme un appui potentiel de la coalition libérale, dit Goergen.
En 2018, les Pirates avaient capté une large part du vote jeune et ouvrier grâce à une campagne empreinte de démagogie sociale. En 2023, ils voulaient percer dans la « classe moyenne » et parmi les fonctionnaires. Ils se sont trompés de public. « On n’a pas été assez clairs sur la question de l’allègement fiscal des ménages modestes, notamment par rapport à des ménages pour lesquels nous pensions devoir rester wielbar », dit Clement. Les propositions fiscales auraient été « beaucoup trop compliquées », estime Goergen. À force de vouloir ménager la chèvre et le chou, le message devenait incompréhensible. À la question « devrait-on imposer davantage les revenus élevés » posée par smartwielen.lu, Clement répondait « oui », Goergen « plutôt non ». Le programme des Pirates proposait d’augmenter les taux d’imposition à partir de 200 000 euros de revenu annuel : « C’est plus que ce que peut gagner un fonctionnaire d’État dans sa carrière », rassurait Clement sur smartwielen.lu. Il faudrait imposer plus lourdement « les millionnaires », y notait Goergen.
Ce n’est pas le moindre paradoxe qu’en matière de justice fiscale, le profil pirate le plus radical était celui de l’ex-banquier Boris Liedtke. Sur smartwielen.lu, l’ancien CEO de la Deutsche Bank Luxembourg s’émancipe de la ligne officielle de son parti. Il se dit favorable à l’introduction d’un impôt sur les successions en ligne directe, et « plutôt » favorable à une hausse de la taxe d’abonnement et à une extension du recours à l’expropriation pour intérêt public. (Le Germano-Luxembourgeois Liedtke a fini dernier sur la liste du Centre.)
« On était probablement trop séduits par les sondages », admet Marc Goergen. Ilres avait promis entre cinq et sept députés à la Piratepartei. Étant donné le système électoral et sa loterie des Reschtsëtz (quatorze, en 2023), il s’agissait en réalité d’un pur exercice de fiction. Mais ces présages ont rendu le parti attractif aux yeux de tous ceux qui cherchaient un raccourci vers le Krautmaart. L’afflux des politiciens néophytes fut difficile à canaliser, d’autant plus que leur poids électoral respectif était impossible à quantifier. Clement avoue avoir « sous-estimé cette dynamique ». Contrairement aux élections précédentes, où il aurait dû faire du « ramasse frigo », il se retrouvait avec « beaucoup plus de gens, et beaucoup plus de grandes ambitions ». Tout en estimant que « ce n’est pas mal d’avoir des gens qui veulent être élus », il tire un parallèle avec le CSV de 2018, dont les candidats se voyaient déjà ministres et s’interrogeaient sur « le modèle de leur future voiture de fonction ».
La circonscription Centre réunissait beaucoup de prétendants au deuxième siège promis par les sondages. Le transfuge d’Ilres Tommy Klein, le co-fondateur du parti Jerry Weyer et l’avocat libéral Gabriel Bleser se découvraient concurrents. Leur priorité était de s’assurer une visibilité médiatique, c’est-à-dire une place aux tables-rondes, dont la répartition allait engendrer crises de jalousie et psychodrames. Goergen estime ainsi que son protégé Klein, qu’il venait de recruter comme « conseiller politique », aurait été « un de ceux qui ont le plus souffert du fait qu’on jouait des coudes dans la circonscription Centre ». (« C’est son opinion, mais elle est contredite par les faits », réplique sèchement Clement.)
L’électeur a tranché, classant deux femmes, la maire de Colmar-Berg Mandy Arendt et la lycéenne Lucy Agostini, aux places deux et trois. Tommy Klein a fait l’erreur de croire en ses propres projections, et se retrouve naufragé à la sixième place, devancé par Jerry Weyer et Gabriel Bleser, qui ont tous les deux entretemps quitté le parti. Alors que Bleser dit être parti pour des « raisons professionnelles », Weyer vient d’officialiser son départ (qui date de novembre) sur Facebook. Il a gardé le silence sur ses raisons, notant juste qu’il les a communiquées « en interne ».
En 2009, l’extroverti Clement et l’introverti Weyer avaient lancé la franchise luxembourgeoise du Parti pirate. (Ils restent associés dans différentes boîtes spécialisées dans les déclarations d’impôts et les fiches de salaires, et ils seraient toujours amis, dit Clement.) Jerry Weyer a dû finalement se rendre à l’évidence que le parti qu’il avait cofondé il y a quinze ans n’existe plus. Pendant la campagne, il ne cachait pas son désaccord sur certaines des réorientations programmatiques. Les Pirates demandaient ainsi que les chèques-services soient payés « en cash » pour laisser le « choix » aux parents quant à la garde des enfants. Sur smartwielen.lu, Weyer prenait ses distances : Il serait « plus sceptique » vis-à-vis d’une proposition qui « peut mener à ce que les femmes (plus que les hommes) soient de nouveau poussées à rester à la maison et à s’occuper des enfants ». « Sven et Jerry ont fondé le parti, et nous leur en sommes tous reconnaissants », dit Marc Goergen. Mais le parti aurait gagné de nouveaux mandataires, il y aurait eu « un switch ». Un parti ne pourrait rester figé, estime de son côté Clement, « on ne discute plus à cinq dans un café », comme aux débuts en 2009. « Je partage toujours 80 pour cent du programme ».
Dispensés de traditions politiques, les Pirates peuvent librement s’adapter aux opinions changeantes. Sven Clement a ainsi fait un virage de 180 degrés sur la réduction du temps de travail. Sur smartwielen.lu, il cochait la case « oui » en 2018, et la case « non » en 2023. Sur la question de l’extension de l’expropriation pour utilité publique, il est discrètement passé d’un « plutôt non » à un « non ». L’éclectisme des Pirates a pu être critiqué comme « beliebig inhaltlos » (Tageblatt). En fait, il s’agit d’une stratégie délibérée, d’un exercice en ingénierie électorale. Les thèmes-phares de 2013 et de 2018, comme la protection des données ou le revenu universel, ont été largement éclipsés. Sur les pancartes de 2023 figuraient des slogans comme « Eng staark Police um Terrain », « Familljepolitik fir all Choix ». « Quelque part, on est devenu un supermarché politique », se targuait Marc Goergen en mai dernier face au Quotidien. Clement a laissé l’appareil du parti à Goergen : « Un choix conscient », dit-il. Le premier se met dans la vitrine, le second fait tourner la boutique. L’un tourne souvent à l’international, l’autre reste ancré dans le très local.
Clement s’est assuré des sièges dans diverses assemblées interparlementaires, dont celles de l’espace et de l’Otan. Cela lui permet de voyager beaucoup et de tisser son réseau. Il raconte ainsi s’être lié d’amitié avec Rick Larsen, le Congressman de l’État de Washington, par l’entremise duquel il a pu visiter Boeing et Microsoft à Seattle. Pour compenser son empreinte carbone, Clement dit acheter des émission négatives, tout en concédant qu’il s’agit là d’un « commerce des indulgences moderne ». (Le programme pirate chante pourtant les louanges du carbon capture.) Goergen s’occupe du nitty-gritty de l’appareil. C’est lui qui a couru les réunions locales, tentant d’enlister un maximum de candidats. Il doit aujourd’hui encadrer vingt conseillers communaux. Ce qui n’est pas toujours évident. À Esch-sur-Alzette, l’élue pirate Tammy Broers paraît dépassée. Huit mois après les élections, elle n’a toujours pas nommé de membres pirates aux commissions consultatives, et elle décline régulièrement de s’exprimer au conseil communal (notamment sur le budget). Elle serait « perdue », concède Goergen : « Nous essayons de l’aider, mais pour cela nous avons besoin qu’elle fasse remonter les informations ». Après trois entrevues, Broers serait « prête à se faire aider ». Mais si les « erreurs » continuaient à s’accumuler, ajoute Goergen, il n’excluerait pas de tirer la « Reißleine ». Il ne tiendrait pas mordicus aux mandats, et préférerait qu’un conseiller siège en tant qu’indépendant plutôt que de risquer qu’il ne donne une mauvaise image du parti.
Clement et Goergen sont coincés dans un mariage de raison. Leurs personnalités sont très distinctes, leurs positions peuvent, elles aussi, dévier. Taxer davantage le tabac ? Sur smartwielen.lu, Clement répond par « plutôt oui », Goergen par « plutôt non ». Clement se dit favorable à l’alphabétisation en français, Goergen y est plutôt opposé. Augmenter le budget de la défense ? Pour Clement, c’est « plutôt oui » ; pour Goergen, c’est « plutôt non ». Quant à une circonscription unique, Clement y dit « oui », Goergen « plutôt non ». Dans Reporter, l’ex-député Gast Gibéryen prédisait récemment aux Pirates des dissensions idéologiques, similaires à celle que l’ADR n’a eu de cesse de traverser : « Den Dag vun der Wourecht kënnt nach. »
Le troisième homme, Ben Polidori, ne fait pas le poids pour briser le duopole. « Je me vois un peu comme man in the middle entre les deux », dit-il, tout en concédant qu’il devra encore trouver ses marques. Polidori se décrit comme « un pragmatique, peut-être à cause de mon métier ». Le technicien informaticien, salarié à la Poste, a hésité entre le LSAP et les Pirates, avant de passer le pas, fin 2019. Élu sur la liste Nord, le résident de Vichten (canton de Redange), a grandi dans une famille de Minetter de classe moyenne : Son père travaillait dans la direction d’un magasin de bricolage, sa mère tenait une vidéothèque rue Monterey, qu’elle a fermée en 2008. Ben Polidori s’est acquis une petite renommée footballistique comme milieu de terrain chez F91 Dudelange, UN Käerjeng et US Rumelange. « Mee ech mengen net, dat mir dat eppes bruecht huet », dit-il à propos de son résultat aux législatives. Le fait qu’il figurait tout en haut de la liste aura sans doute aidé.
Alors qu’aux législatives, tous se pressaient pour figurer comme tête de liste, l’engouement pour les européennes est beaucoup plus limité. Au lendemain de la déception d’octobre, les chances de décrocher un mandat à Bruxelles paraissent minimes. Dès janvier, les Pirates ont désigné Raymond Remakel comme Spëtzekandidat. Le comptable à la retraite reste un inconnu du grand public. En juin, il n’avait pas réussi sa réélection au conseil communal de Redange/Attert. En octobre, il a fini septième (sur neuf candidats) sur la liste du Nord.
À la Chambre, les Pirates devront faire des triangulations entre une opposition de gauche et une majorité de droite, tout en tenant leurs distances avec l’ADR. (Sven Clement s’y essaie durant l’interview, en rappelant que deux bourgmestres socialistes avaient introduit le Heescheverbuet, avant qu’une maire libérale n’en fasse de même avec l’appui d’un ministre CSV.) Le « challenge des cinq prochaines années » serait de ne pas « nous laisser pousser dans un bloc des gauches qui ne correspond pas à notre habitat naturel », dit Clement. Il ne cache pas que la nouvelle constellation politique lui sera moins favorable : « Nous étions la seule force de centre-gauche dans l’opposition. C’était plus simple avant. »