Amateurs de biopics, s’abstenir ! A priori, le mot déjà serait à proscrire, il suffirait de remplacer l’anglicisme par « film biographique », ça dirait bien ce que ça veut dire, film reprenant le récit plus ou moins linéaire d’une vie. Chose impossible avec Barbara, la longue dame brune de la chanson française ; chose qui n’est pas souhaitable non plus, elle rendrait mal compte de la chanteuse.
Jacques Tournier, auteur du volume Barbara, dans la collection Chansons d’aujourd’hui, paru dès 1968 chez Seghers éditeur, l’avait de suite compris et averti son monde. « Dans ce que je sais d’elle, écrivait-il, les précisions de dates et de lieux n’apparaissent guère, ajoutant que si les chiffres intéressent le lecteur, il ne pourra être que déçu. » De même si l’on veut aller tranquillement d’un moment à un autre (de la vie), d’un endroit à un autre. Dérouler une vie, en somme, pas question.
Jacques Tournier figure doublement dans le film de Mathieu Amalric. En homme plus jeune, en homme plus âgé ; tel qu’il a connu la chanteuse, tel qu’il se trouve après sur le tournage du film, faisant alors partie en quelque sorte du décor. Vers la fin, voilà qu’il constate que tel tableau dans l’appartement n’était pas du bon côté, à peine l’a-t-il dit que derrière la fenêtre l’image de la ville tombe, la toile bien sûr. Nous sommes sur un plateau, film dans un film, ou pour le dire plus savamment, dans une mise en abyme. On pourra dire aussi que Mathieu Amalric, dans ce qui s’apparente à une danse des voiles, ne cesse d’en jeter, fait donc exactement le contraire. La mise en abyme n’est pas une confusion, c’est de la superposition, en l’occurrence de son ex-compagne Jeanne Balibar par-dessus Barbara. De sorte qu’un critique a pu joliment intituler son texte « Balibarbara », on est aussi dans les tables gigognes, les poupées russes, et c’est fascinant de les voir s’emboîter.
À un moment du film, quelqu’un pose la question au réalisateur Zand alias Amalric si son film porte sur Barbara ou sur lui-même ; pas de différence, répond-il. On le croit volontiers, tellement ses yeux, ceux de Tournier non moins, sont attachés à l’actrice, avec la même ferveur à la chanteuse qu’elle joue. Tellement c’est vrai aussi de notre côté, et c’est vrai aussi pour les parties chantées. C’est l’éblouissement, elle s’éloigne, les deux restent désemparés, on l’est aussi.
Dans le texte qui précède dans son livre un choix de chansons de Barbara, Jacques Tournier avait pris tels moment, sorti tels épisodes, dans le désordre, mais comme ils en disaient long ; cela restait très éparpillé, il avait averti. Mathieu Amalric fait de même, en a repris certains, telle cette conduite nocturne, son chauffeur s’est endormi, Barbara a posé la main sur le volant, le pied gauche sur l’accélérateur, elle qui n’avait jamais conduit. « Ni peu, ni plaisir, ni sentiment d’un exploit quelconque ou d’un défi. » Mais quelle entrée dans le relais pour routiers où ils s’arrêtent, et elle va droit au piano.
L’autre soir, au Kinepolis Longwy, la projection du film était précédée par un tour de chant de Marie-Hélène Féry, de chansons de Barbara bien sûr ; elle était accompagnée par Roger Pouly et Sergio Tomassi, l’accordéoniste des dernières années de Barbara. C’était de quoi ajouter à la mise en abyme, cette chanteuse devant l’écran (elle ne cherchait pas du tout à imiter, elle a eu sa manière à elle, son talent à elle) où allaient très vite après apparaître Balibar et Barbara, où allaient se mêler les images du tournage d’un film et les archives d’une carrière.
Il pourrait ainsi être question également de collage, on sait le procédé dans l’histoire de l’art, de la surprise, de la liberté, du désordre peut-être, pour aller vers plus de vérité. Du désordre, non, un ordre autre, plus profond, organisé selon d’autres critères. Les miroirs abondent dans le film, réfléchissent les images des deux femmes, au point qu’il en devient un kaléidoscope jetant ses mille feux, ses braises, à la façon des souvenirs qui s’effeuillent au calendrier selon Barbara. Dans une autre chanson, elle commence par nous apprendre qu’elle ne sait pas dire je t’aime, qu’elle ne peut pas dire je t’aime. « Tiens, au piano, je vais le dire/ Amoureuse du bout des doigts/ Au piano, je pourrai le dire… » Mathieu Amalric l’a dit dans un film, aux deux femmes dont il a préservé, respecté le mystère ; on n’en aime le film, on ne les en aime que plus.