Pour la première fois, la célébration officielle de la fête nationale aura comme acte central une cérémonie civile au Grand Théâtre, preuve de la sécularisation galopante de la société

Nouveaux rites

d'Lëtzebuerger Land vom 06.06.2014

La laïcité, comment ça marche ? s’interrogent sans cesse en ce moment les responsables de la première édition de cette cérémonie civile et laïque qui remplacera, le jour de la fête nationale le 23 juin, le traditionnel Te Deum en tant qu’acte officiel de l’État. Soit essentiellement Myriam Backes, la conseillère de direction du ministère d’État responsable du protocole, et Pierre Dillenburg, l’ancien greffier de la Chambre des députés, également chargé de l’organisation de cette matinée. Comment créer une ambiance digne pour célébrer un moment de communion nationale – sans les rites traditionnels tous si profondément ancrés dans la religion catholique ? Comment faire pour que le public, sur place et devant son téléviseur à la maison, soit touché sans qu’un organiste ne joue du Bach plein pot – œuvres sacrées qui ont le don de toucher l’âme au plus profond ?

Tout reste à inventer au Grand Théâtre, qui sera loué par l’État pour l’occasion. Et à tous les pas, l’on se demande : mais comment faisait-on les autres années, à la cathédrale ? Les questions pratiques d’abord : la cérémonie commencera à 10 heures et durera une bonne heure ; il y aura trois discours : du Premier ministre Xavier Bettel (DP), du président de la Chambre des députés Mars di Bartolomeo (LSAP) et du grand-duc Henri ; une dizaine de personnes méritantes seront décorées de médailles et le tout sera accompagné en musique (de Laurent Ménager à Chostakovitch) par des musiciens de l’OPL, du Conservatoire, de la musique militaire et les chanteurs du Madrigal. La grande salle sera transformée en véritable studio de télévision, RTL Tele Lëtzebuerg étant en charge de retransmettre la cérémonie en direct – ce qui implique qu’il faut prévoir des emplacements pour les caméras et les projecteurs, des rails pour les travellings, la petite grue pour les images plongeantes…

Le contrat de concession qui lie l’État à la chaîne a même dû être amendé sur ce point, indiquant désormais que c’est cet acte civil qui est retransmis et non plus le Te Deum ou la parade militaire (qui seront filmés et rediffusés en reportages lors du journal télévisé le soir même). Le financement de la cérémonie sera assuré par le budget « frais en relation avec des actes et manifestations de la vie publique à caractère protocolaire ou social » du ministère d’État, budget qui a baissé de plus de deux à 1,6 million d’euros en trois ans.

Qui c’est qui vient ? Le véritable casse-tête d’une cérémonie officielle est la question protocolaire des invités : qui est inclus, qui est exclu ? Qui est convié ? Accompagné ou non ? Qui viendra ? Et où sera-t-il assis ? En 2012, les magistrats avaient fait scandale en refusant d’assister au Te Deum, parce que la place qui leur était attribuée « sous la galerie gauche de la nef latérale » ne correspondait pas, à leurs yeux, à « la place qui est due » au troisième pouvoir. Au Grand Théâtre, on avance donc comme sur des œufs pour ne pas commettre d’impair de ce côté-là. « Les corps constitués et les représentants des institutions seront installés en rangées dites ‘camembert’ », expliqua le Premier ministre Xavier Bettel (DP) lors du briefing pour la presse mercredi. Ces rangées ne seront pas à l’horizontale, mais à la verticale à partir de la scène. « Ce que nous avons envoyé, ce sont des invitations, insista le Premier ministre, personne n’est forcé de venir. Mais disons que je serais extrêmement content si les 18 membres du gouvernement étaient présents lors de cette célébration… » Le code vestimentaire prévoit la tenue de ville, le port du chapeau pour les dames – dont le défilé devant la cathédrale faisait les choux gras de la presse people, les modèles les plus loufoques ayant même inspiré des sous-verres au journal satirique Den Neie Feierkrop –, n’étant plus obligatoire.

Le Grand Théâtre comptant quelque 900 places, contre 880 à la Cathédrale, le même nombre d’invitations que les autres années a pu être envoyé. Les réponses étaient attendues pour cette semaine ; aujourd’hui un appel public est lancé dans la presse, invitant les citoyens à se joindre à la cérémonie, comme déjà pour celle des 175 ans de l’indépendance du Luxembourg en avril. Quelque 300 des invités seront conviés à une réception offerte par le gouvernement au foyer du Grand Théâtre par la suite, alors que d’autres devront vite partir pour aller s’installer avenue de la Liberté afin de suivre le défilé officiel de la parade militaire qui commence à midi. En fin d’après-midi, à 16h30, aura lieu le Te Deum à la cathédrale, organisé désormais seul par l’Église catholique et sans concours financier de l’État. Xavier Bettel a déjà fait savoir qu’il y assisterait avec son partenaire. Sans retransmission en direct et sans invitation officielle du gouvernement (bien que les deux invitations furent envoyées sous la même enveloppe), organisée avec moins de moyens, elle aura certainement moins de faste. Pour les officiels, la journée se terminée par une réception au Palais grand-ducal – un véritable marathon.

Schisme ? « Bien sûr que nous sommes satisfaits, affirme Manuel Huss, le secrétaire général d’Aha (Alliance des humanistes, athées et agnostiques Luxembourg), le remplacement du Te Deum par un acte civil officiel lors de la fête nationale était une de nos principales revendications. » Avant les élections législatives de 2013, Aha avait envoyé ses revendications à tous les partis et l’introduction d’une cérémonie laïque était une des premières décisions concrètes qui avaient filtrées lors des négociations de coalition en novembre 2013. « Dès 2014, les célébrations officielles de l’État pour la Fête nationale connaîtront un acte central à caractère civil », lit-on même dans l’accord de coalition. Pour le gouvernement Bettel/Schneider/Braz, c’est un geste symbolique peu coûteux et très efficace pour signifier ce changement sociétal que les DP, LSAP et Verts prônaient tant durant la campagne électorale.

Dans un pays certes catholique, mais où de moins en moins de gens pratiquent leur croyance, le Te Deum et son faste étaient perçu par une part croissante de la population comme archaïque. L’année dernière déjà, l’Église afficha sa volonté de changement en célébrant une partie « interreligieuse » avec ses pairs musulmans, juifs et orthodoxes. Dans une interview au Quotidien (du 18 avril), l’archevêque Jean-Claude Hollerich, constata ce « changement de paradigme », affirmant haut et fort qu’il n’avait « rien contre une cérémonie civile – que je ne qualifierais pas de laïque puisque plutôt contre la religion. » Une enquête Politmonitor TNS-Ilres pour le Luxemburger Wort et RTL de décembre 2013 avait prouvé que soixante pour cent de la population adhèraient à l’introduction d’un tel acte civil.

Ce geste symbolique n’est en fait que la conséquence de la sécularisation de la société. Qui pourtant cherche de nouvelles formes pour célébrer l’appartenance et la communion populaire. « Nous avions une entrevue avec le nouveau Premier ministre peu après les élections, affirme encore Manuel Huss, et ce que nous y avons entendu nous plaisait plutôt ». Aha sait pourtant que l’acte civil pour la fête nationale n’est que la partie publique de la question de la séparation de l’Église et de l’État dans les célébrations. « Les cérémonies privées sont encore plus importantes pour les gens », concède aussi Manuel Huss. C’est parce que les cérémonies civiles pour les mariages et les enterrements sont si frugales et dénuées de tout caractère festif que beaucoup de gens insistent encore de se marier à l’église – pour le faste et le cérémoniel qui crée des souvenirs plus intenses qu’un acte administratif de trente minutes assuré par le troisième adjoint au maire dans l’arrière-salle d’une mairie, juste à côté des toilettes.

« Comme beaucoup de gens nous le demandent, nous offrons même des formations, des matériels et des concepts pour aider à organiser des cérémonies d’adieu dignes pour les enterrements », affirme Manuel Huss. Car là où les codes de l’Église catholique disposent d’un répertoire assez vaste de discours et de musique pour réconforter les proches d’un défunt lors de la cérémonie d’enterrement, celle d’un adieu laïc est souvent d’une pauvreté symbolique accablante. Jouer un morceau d’Elton John sur CD n’a tout simplement pas la même force qu’un extrait d’un requiem de Mozart ou de Verdi chanté sur place par un chœur. Conscient du changement sociétal, le ministère de la Famille avait même mis en place un groupe de travail constitué de la police, des services de secours, du groupe de support psychologique, des juridictions et d’associations comme celle des victimes de la route ou d’Omega 90 pour imaginer une cérémonie laïque de deuil national pour le cas d’une grande catastrophe du type d’un accident de bus, de train ou d’avion, faisant de nombreuses victimes.

On sait au plus tard depuis Claude Levi-Strauss que les rites funèbres sont les plus importants pour l’homme, et ce dans quasi toutes les sociétés. Ils sont fortement codifiés et se sont formalisés dans la répétition. Au-delà du côté pratique, l’introduction d’actes civils dans la vie publique et privée a une haute valeur symbolique. Mais pour vraiment transgresser la tradition, il faudrait inventer de nouvelles formes, de nouveaux codes. Le 23 juin sera donc un précédent, le premier pas, qui jettera les bases d’un État moins lié à l’Église, plus ouvert sur d’autres horizons. À voir s’il arrivera à se libérer des codes, rites et traditions ancestrales.

josée hansen
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