Chaque soir, quand le soleil se couche à Luxembourg et que les dernières péniches scintillent sur la M1, l’A2 et la S3, comme on a fini par appeler ces voies fluviales sans fin, en hommage à l’ancienne Moselle, à l’Alzette et à la Sûre, nous sortons de notre abri pour naviguer à notre tour les rivières gonflées de ces paquets d’eaux torrentiels qui ont fait de la planète, en l’espace d’une décennie, un récit biblique au ralenti. Comme si Dieu avait voulu l’inonder à nouveau, la Terre, mais que le débit de son robinet l’avait laissé en plan – et que le plombier était en grève. C’est en tout cas la théorie de Joseph, l’homme à la proue, qui pour nous changer les idées nous inonde, lui, de ses réflexions sur le monde avant de nous disséminer aux quatre vents du désir, selon les commandes du jour. Marchand du désir, c’est ainsi qu’il qualifie son métier – et nous, nous sommes ses marchandises.
On se pose parfois la question de ce qu’elles cherchent, ces âmes perdues devant qui on vient jouer nos pièces à des heures entre chien et loup, avec parfois la violence qui exsude de leur corps, parfois l’égarement, parfois la fragilité, souvent le simple désir d’un divertissement qui les fasse dériver vers des ailleurs comme notre péniche le faisait vers l’infinitude d’un monde englouti, parfois tout cela à la fois. J’en vois bien souvent qui ont du mal à contenir le désir logé au fond de leurs orbites, avec des yeux qui luisent comme s’ils les avaient enduits de lubrifiant, et je pense à tous ceux qui ont essayé, qui ont transgressé, et chez qui Joseph n’amarre plus.
Depuis que les alertes sont devenues quotidiennes ou presque – depuis que sortir de son abri expose en hiver aux crues subites et en été à la combustion spontanée, de soi ou du monde (quant au printemps et à l’automne, ce ne sont plus que des coquilles, des mots sans contenu) –, les survivants ne sortent plus guère. Ils n’en ont d’ailleurs aucune raison – dehors, il n’y a plus grand-chose qui mérite les risques encourus.
Personne n’y a cru au début, tant ça paraissait gros, tant on voulait ignorer encore un peu plus les alertes gouvernementales. C’était comme à l’époque quand les communes distribuaient des comprimés d’iode aux résidents, au cas où Cattenom sauterait. Alors que les éternels catastrophistes annonciateurs de l’apocalypse quotidienne avec le premier bol de café matinal avaient dû les avaler dès réception, histoire d’être immunisés tout de suite, même s’ils ne savaient pas contre quoi, la plupart les avaient rangés dans un tiroir en oubliant trois secondes plus tard leur existence ainsi que l’emplacement où ils les avaient mis.
Alors, quand on les a vus se noyer, quand on a vu Venise sombrer et les ouragans se déchaîner, emportant des villages entiers en Italie et en Espagne, puis en France et aux Pays-Bas, quand on découvrait parfois, dans son jardin, l’incongruité d’un jouet d’enfant, d’une planche en bois, d’une moitié d’encyclopédie et d’un parapluie à la morphologie grotesque, comme une rencontre climatologique fortuite que même Lautréamont eût eu du mal à imaginer, quand on voyait ces vestiges de la dévastation ramenés là par la tempête comme le chat qui dépose en offrande l’oiseau mort sur le paillasson, on se rassurait tant bien que mal en se disant que pour une fois, c’était chouette qu’il n’y ait pas la mer, au Luxembourg.
Mais les rires jaunissaient comme nos dents qui n’avaient pas connu le baume mentholé du dentifrice depuis longtemps. Ils sonnaient de plus en plus faux, comme un piano désaccordé sur lequel un élève sans talent joue une balade de U2. Et pendant qu’ils riaient, qu’ils se refugiaient derrière leurs rires qu’ils voulaient gras car ils savaient que bientôt commencerait la période des vaches maigres, ils recherchaient, sur leurs téléphones, comment faire pour se construire à la va-vite un abri.
Ce sont eux, ceux qui avaient flairé la chose, qui ont survécu. Retour à la case darwiniste. On avait oublié qu’on devait notre présence sur Terre à la sélection naturelle. On avait oublié comment survivre. On s’était posés au-dessus de tout ça et, de la hauteur des palais desquels nous surplombions la nature et la création comme si ç’avait été nous les ingénieurs de la vie sur Terre, oubliant qu’en bas on luttait à l’ancienne, c’est-à-dire avec des corps et non pas les instruments d’humiliation et de torture mentale forgés et perfectionnés par la bureaucratie néolibérale, voilà que nous finissions tel un empereur romain subitement déchu de son poste d’observateur pour se retrouver dans l’arène, face au lion, avec pour seule arme ses jumelles et l’arrogance d’un regard dont il avait l’habitude qu’il fût désarmant mais qui, ici-bas, ne trompait plus personne.
Nous, on appartenait à ceux qui, même s’ils avaient voulu se construire un abri de fortune ou d’infortune – je dis d’infortune car bien souvent, nous apprenions que tel ou tel bunker était désormais vide après que son propriétaire se fit ôter la vie – même si on l’avait voulu, on n’aurait pas pu, faute de moyens.
Alors, quand Joseph nous a pris sous son aile de géant, nous qui habitions une bicoque qui lentement prenait l’eau et dont nous savions alors qu’il nous faudrait la quitter bientôt si on voulait éviter de se noyer avec, nous qui n’étions alors que de jeunes adolescents, quand il nous a installés dans la maison d’un ancien ministre qui avait étranglé femme et enfants avant de se brûler la cervelle, une fois qu’on eut englouti tous les rationnements, il a fallu nous rendre à l’évidence : il fallait trouver comment survivre.
Car malgré qu’on fût convaincu qu’il restait à l’homme politique assez d’argent sur son compte bancaire pour potentiellement nous nourrir au moins pendant quelques années, il s’est non seulement avéré impossible de débloquer son vieux téléphone, que Joseph avait pourtant agité devant son faciès défiguré, mais accéder aux comptes en ligne pour commander les rares denrées désormais expédiées sur des bateaux par Auchan Dive – le jeu de mots ne faisait plus rire personne, surtout pas les livreurs-scaphandriers qui devaient déposer les commandes – était de toute façon devenu impensable depuis que faute d’électricité, faute de système marchand opérationnel, bref faute de civilisation autre que de petites troupes grégaires hobbesiennes comme la nôtre, le capitalisme dans sa version mondialisée digitale avait cessé d’exister. Il fallait donc trouver autre chose. Et puis, de toute façon, son argent sale, c’est mieux qu’on ne s’en fût pas servi, ça nous eût porté de la poisse, décréta Joseph, dont le passé de forain valait bien un doctorat en débrouillardise et qui avait déjà sa petite idée derrière la tête.
Le désir des autres. Ça sera ça, notre survie. Eux, ils ont un abri, ils exercent encore une activité quelconque, ils ont encore des réflexes d’avant le naufrage, ils continuent à se cramponner à la planche de salut que sont ces visioconférences en l’honneur desquelles ils mettent des chemises et des vestes de plus en plus froissées et au cours desquelles ils feignent de gérer la navigation fluviale, la gestion des comptes de leurs clients, qu’ils soient vivants ou déjà bouffés par les poissons, l’administration politique des Nations Non Englouties Unies (NNEU), tout l’édifice brinquebalant d’un système capitaliste qui a lui-même scié l’arbre sur les branches duquel il prospérait mais qui reste dans le déni de son propre effondrement.
Mais maintenant qu’on est retournés à cette idée saugrenue, qui avait déjà pointé le bout de son nez pendant la fameuse pandémie de l’an 2020, de ne maintenir en vie que les commerces et activités de première nécessité, ce qui a disparu de leurs existences, c’est la joie de vivre.
Car pour eux, le plaisir n’était pas une première nécessité, tout du moins le pensaient-ils car, incapables de se projeter dans d’autres mondes que le leur, souffrant ainsi d’un déficit d’imagination et de fiction, ils ne s’étaient pas rendu compte de tout ce qui, sans la fiction et l’art, s’effacerait de leur vie. Et à présent, ils n’en peuvent plus des séries téléchargées, vues et revues mille fois sur des ordinateurs archaïques pompant l’énergie de leurs derniers générateurs d’électricité, séries qui de toute façon ont fini par se ressembler au point où l’intrigue de tel polar norvégien et celle de telle autre science-fiction allemande sont devenus complètement interchangeables, tantôt on chassait un criminel tantôt un extraterrestre, tantôt on tuait le méchant tantôt il tuait le héros dans l’indifférence la plus totale des spectateurs ; ils n’en peuvent plus des reproductions de tableaux de vieux maîtres qu’ils contemplent avec une bête incompréhension, comme s’il s’agissait là d’équations mathématiques à cinq inconnues ; ils n’en peuvent plus de la décoration de leur riches abris construits sur des pilotis dont ils réalisent qu’elle est d’aussi mauvais goût que leur vie à eux, parfaite métonymie de leur existence auraient-ils pu se dire s’ils eussent su ce qu’était qu’une métonymie. Calme-toi Lucia, vas-y mollo sur l’orgueil, me freinait Laura.
Bref, ils s’ennuient comme des rats morts, animal et état ontologique dont ils ne sont à vrai dire pas bien éloignés. La vérité est aussi brutale que leur vie d’avant, une vie d’exploitateurs leur ayant permis la construction de leurs abris, le fut : ils n’en peuvent plus d’être renvoyés à eux-mêmes, ils n’en peuvent plus qu’il n’y ait rien, dans leurs vies, de cette altérité à laquelle l’art fait accéder, ils sont pleins d’eux-mêmes et ce trop-plein les étouffe. Leurs visages bleuissent d’une trop grande coïncidence de leur être avec eux-mêmes. Un avant-goût d’une asphyxie en devenir. Leur mauvaise conscience leur pèse, puisqu’ils se sont rendu coupables du plus insidieux des crimes : en condamnant l’art, ils ont condamné toute l’humanité – ou ce qu’il en reste, en tout cas. C’est là que nous, on intervient.
L’eau clapote. Son calme nous apaise. Même si on sait que c’est par l’eau que la mort s’immisce ici, elle a quelque chose de rassurant. La lune isole des mares de lumière où le grondement de l’eau se transforme en quelque chose qu’un vieux philosophe eût appelé l’harmonie des sphères. Même si je ne sais pas nager, je m’y sens le plus à l’abri, ici, sur la petite péniche de Joseph. Je me prépare mentalement à ce qui nous attend. Je récite mes textes. Avec Laura, comédienne et metteure en scène, nous avons mis sur pied tout un répertoire. Il s’agit souvent de bout de textes rapiécés, piochés dans la bibliothèque de l’homme dont nous occupons la maison, des livres gonflés d’eau dont elle n’a su sauver que quelques pages. Elle les a compilés pour un Beckett, un Shakespeare et un Jelinek. Elle sait que j’ai vu dans son jeu, qu’on ne joue pas vraiment du Beckett, du Shakespeare ou du Jelinek. Elle y a glissé des textes à elle, qu’elle fait tenir par le ciment de quelques citations extraites des classiques.
Notre public n’y voit que du feu. Ils cherchent de la distraction pour oublier qu’ils sont cuits. À mes moments les plus cyniques, je pense qu’on aurait pu leur citer un livre de recettes de plats luxembourgeois, un discours de Michel Barnier, un règlement d’ordre interne d’une entreprise de télécommunication, un discours d’inauguration du marché de Noël dans un patelin grand-ducal. Mais pour Laura, à qui on a toujours refusé des projets sous prétexte que les classiques se vendaient mieux, que d’autres metteurs en scène, presque toujours des hommes, étaient plus en vue, ce en quoi ils avaient raison car ceux-là même faisaient régulièrement la une des journaux pour violences sexuelles, quand il y eut encore des journaux et des journalistes pour les dénoncer, ces violences, pour Laura c’est le moment de sa revanche. Elle continue à écrire. On s’y est mis à quatre mains. La situation le permet. Elle l’exige.
La crue des fleuves avait rendu navigables certaines rues désormais transformées en canaux. Quand on passait à la hauteur d’un ancien panneau de nom de rue, Joseph s’amusait à le recouvrir de noms de personnages de romans. Le boulevard F.D. Roosevelt, il l’avait rebaptisé en boulevard Tyrone Slothrop. La rue Pierre Werner, c’était dorénavant la rue Menn Malkovich. Il y a des années, on a commencé à s’étonner qu’on ait donné des noms de rue à des personnes dont les vies se sont avérées assez peu exemplaires. Tu m’étonnes. La vie des hommes n’est jamais exemplaire, à moins qu’elle eût été d’une vacuité totale, auquel cas elle n’avait de toute façon aucune chance d’être éligible à sa réification en nom de rue. Pour les personnages de romans, les choses sont plus simples : tout ce qu’on sait d’eux se trouve dans un livre. Ils ont fait exactement ce que l’auteur a écrit. Avec ceux-là au moins, pas de mauvaise surprise. Les romans sont des mondes fermés. Des monades qui font rêver. Des havres de stabilité. Avec Laura, on redonne vie à ceux qu’on connaît encore et on en invente de nouveaux. Nous sommes devenues la mémoire de la fiction. C’est tout le réconfort qui nous reste.
Âmes perdues ta gueule, quand il te reste assez de bouffe à dilapider pour nous offrir le temps d’une ou deux heures, ça n’est pas tout à fait le qualificatif que j’utiliserais, me disait Tom, qui avait pour habitude de deviner, dans les plissures de mon front, ce à quoi je pensais. N’empêche qu’ils sont seuls, et que leur besoin de consolation est un fait, renchérissait Ben. C’est ce qu’on leur vend, au-delà ou avec nos corps. C’est la seule monnaie qui nous reste, ajouta Luc, qui précisa : Tu sais qu’en allemand, on dit Trost, pour réconfort. Et que dans Trost, il y a Rost, la rouille. C’est un concept rouillé, ton réconfort. Rouillé comme cette péniche qui nous fait survivre, leur rappela Joseph.
Ben, Luc et Tom ont choisi de vendre leurs corps. Alors qu’on trouvait ça scandaleux, nous. Un jour, Ben nous dit qu’on dévoyait l’art du théâtre en jouant devant un public de riches, qu’on s’abaissait à déverser nos belles paroles comme si on leur vendait des aspirateurs. À chacun son avilissement, nous lança-t-il.
Sur notre péniche, l’arche de Joseph, comme il l’appelait avec cet art de la grandiloquence qui lui faisait tout tourner en dérision, y inclus et surtout le tragique, une arche qui n’avait sauvé que ceux dont le travail servait à la distraction des autres, il y avait tout ce que le vaste monde du divertissement avait à offrir – des athlètes, des comédiens, des poètes, des danseurs, des boxeurs, des musiciens – et des escortes. Quoique nous tous, nous fussions les derniers traders du désir, pour ainsi dire. En échange de quelques boîtes de conserve, Joseph nous dispatchait vers là où leur besoin en distraction coïncidait avec nos talents à nous. La culture, le sport, le sexe, réduits à leur plus basique dimension de consolation éphémère. De divertissement pascalien. Leur stock de boîtes de conserves avait beau baisser à vue d’œil, notre présence en leurs lieux avait beau signifier qu’ils allaient être en manque plus rapidement – avec nous, s’ils mourraient toujours, au moins, ils ne mourraient pas d’ennui.
Avant, les gens de leur métier, celui dont on disait qu’il était le plus vieux du monde et qui avait visiblement survécu à la fin du monde, adoptaient des pseudos pour protéger leur véritable identité, quoique je n’ai jamais compris ce que ça veut dire, véritable, quand on parle d’identité. Si les trois ont aujourd’hui des pseudos, c’est pour se foutre de la gueule des clients – et parce que ça leur permet un peu d’extravagance dans un monde où même leur prénom les faisait se sentir à l’étroit. Au Luxembourg, tout le monde a des noms monosyllabiques, comme si les parents n’avaient pas eu la patience pour des noms plus alambiqués, comme s’ils craignaient de ne pas arriver à les retenir, les noms, comme s’ils se disaient qu’il fallait que ça claque et que ça puisse être asséné comme une gifle, Ben, Tom, Luc. Ben se fait appeler Napoléon Trois, Tom, Louis LXIX et Luc, Alone Masque (le vrai, lui, s’est cassé sur Mars. Personne ne sait s’il y est arrivé, personne ne sait si la terraformation de Mars est un mythe où une réalité. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il fait l’objet d’un des derniers consensus de l’humanité : tout le monde est content qu’il soit parti).
La littérature permet de dire des choses qu’on ne pourrait jamais formuler dans leur nudité, leur crudité et leur cruauté. C’était infiniment idiot, désolé, Adorno, de dire que la poésie était impossible après Auschwitz et qu’écrire un poème après les camps était barbare. C’était l’humanité qui était barbare, pas la poésie. Adorno s’était trompé de cible. C’est même tout le contraire : après Auschwitz, tout est devenu impossible sauf la poésie. C’est elle qui nous a permis de sortir du bourbier en parlant du bourbier, c’est elle qui a permis de mettre des mots sur les choses, car c’est un autre darwinisme que l’invention du langage : sans lui, nous serions tous devenus fous à lier depuis longtemps, impossibles que nous eussions étés de communiquer nos détresses et nos traumatismes autrement qu’en criant, en bêlant comme des bêtes qu’on mène à l’abattoir. Ce sont les mots qui leur permettent de s’en sortir en me faisant noter phrase par phrase ce qu’on leur a fait subir. Sans eux, nous ne serions plus que poussière. On ne le dit pas assez. Je le dis assez, moi, mais il n’y a personne pour m’écouter. Personne ou presque.
Ainsi, quand on rentre au petit matin dans cet abri de riche, dont j’avais utilisé les Rothko et Malevitch qui ornaient les murs pour crayonner dessus (le carré blanc sur fond blanc y était particulièrement propice et puis, Nelson Goodman avait bien dit que la vraie question n’était pas ce qu’était que l’art mais quand ça en était), je note tout ce qu’ils me racontent.
Ils me disaient d’abord les peaux fripées, parcheminées, sur lesquelles ne se lit que cette vérité ultime et ultimement fausse que les corps des riches se déglinguent comme ceux des pauvres. Car si un jour, un médecin, le seul et le dernier que j’ai consulté avant que le monde ne devienne lagune, m’avait dit que notre corps était comme une voiture sans pièces de rechange, insistant longuement sur la métaphore comme s’il espérait que je l’en féliciterais (et il est vrai qu’on distribuait au Luxembourg des prix littéraires pour moins d’exploits), il y avait les caisses de riches et les bagnoles des pauvres – et il y avait les mécaniciens qui, pour un petit supplément, la remettaient en état de conduite, la grosse BMW rutilante des aisés.
Ils me racontaient ensuite la taille des bites et des couilles, leur pilosité, leur tour de ventre, les corps devenus sacs qui tombent, le réseau dense des veinules éclatées comme les sentiers qui bifurquent de Borges, les corps amochés par le temps, la mappemonde d’un désastre en cours, cela afin de les ridiculiser, de les rendre inoffensifs, ces corps souvent courbés, vieillissants là où les nôtres sont pleins de fougue et de sèves. La bataille des corps, c’est nous qui la remportons. C’est la seule, et le peu de vanité qu’on en retire, cet orgueil ne résiste pas longtemps au regard hâve de Tom, au visage cave, creusé comme une mine, de Luc, aux yeux de lac écossais de Ben, dans lesquels somnolent des monstres. Ce n’est qu’après qu’ils évoquaient leurs manières de procéder, d’embobiner, de faire passer la pilule d’une transaction qui revêtait les oripeaux d’un désir fané, forcé, unilatéral. Ceux qui prétendaient être des gentils, les mielleux, qui t’offraient à boire, c’étaient souvent les pires, qui prenaient un malin plaisir à te faire te sentir à l’aise avant de te glisser sur un ton douçâtre ce qu’ils s’apprêtent à te faire, qui rusaient aussi pour te l’enfoncer sans mettre de capote, pensant sans doute que les MST, dans ce monde-ci, étaient les derniers de leurs problèmes et, a fortiori, des proies de leur désir.
Ce qu’on n’aime pas, le cerveau ne l’enregistre pas, a écrit quelque part une vieille autrice luxembourgeoise dont j’avais découvert un livre resté sous cellophane chez l’ancien propriétaire. Chez moi, c’est le contraire. En même temps, s’il n’enregistrait que les choses que j’aime, ma mémoire serait à présent aussi blanche que le tableau de Malevitch. Et il faut bien qu’il y ait un peu de mémoire. Du coup, je retiens les expériences des autres, celles qu’on me relate. J’éponge tout, je n’essore rien, mon cerveau se gonfle comme les membres de ces hommes solitaires, presque toujours des hommes, comme si nous femmes étaient un peu plus épargnées par cette soif d’acheter et de posséder les corps d’autrui, je me fais mémoire universelle de ce monde de canaux et d’eau, de divertissement et de violence.
C’est Tom qui eut l’idée de ce périple ultime. C’était avant qu’un de ses clients ne lui cassât la monture de ses lunettes, par accident, par jeu, comme il l’avait décrété. Ce client, ça l’avait tellement excité de lui mettre une gifle qu’il en avait oublié que Tom n’avait pas enlevé ses lunettes, que les montures ne se remplaçaient pas, que les verres brisés l’étaient pour toujours, qu’il n’y avait plus d’opticiens, que Tom allait désormais voir flou pour peut-être toujours, une brume de tous les instants.
C’est pour eux tous qu’on racontait des histoires, qu’on aiguisait notre regard, qu’on affûtait notre perception, qu’on répétait nos pièces, sur le pont. Cela n’allait pas nous sauver de la famine ou de la noyade, mais du moins, quand c’était bien raconté, quand c’était bien joué, ça faisait oublier un peu le trou au fond de l’estomac, ce gargouillement du vide passé du sens existentialiste au sens biologique. Schéhérazades de l’apocalypse, qu’on nous appelle.
Un jour donc, Tom avait trouvé des jumelles, était monté sur le toit de l’abri pour jeter un regard à la ronde. De l’eau partout, comme pendant un voyage transatlantique à l’époque, avec des toits qui surgissaient comme des toboggans d’un parc d’attractions inachevé, et là, au loin, il disait avoir vu un énorme bâtiment qui surplombait tout, une sorte de gratte-ciel, c’est une ancienne bibliothèque, jubilait-il. On ne sait pas si ce qu’il a vu correspond à une quelconque réalité, on ne sait pas ce qu’on y trouvera, si on pourra s’y nourrir d’autre chose que de littérature. Mais avec Laura, on s’est dit que ça valait le coup, ne serait-ce que pour lui faire plaisir, à Tom. Et pour stocker, pour engranger les histoires qu’on y trouvera. Si jamais, on n’y trouvait pas de livres, on ferait semblant. On les inventerait.
Alors que nous descendons l’A2, bercée par le roulement de l’eau et le tangage de la péniche, Laura nous récite les premiers lignes de son nouveau texte, Quelques stratégies de survie à l’attention des marchands du désir. Nous écoutons dans un silence que plus personne n’oserait qualifier de religieux.