Répondre au plurilinguisme par une langue unique ou par la traduction. L’exposition Babel heureuse ? a choisi

Baby Babel

d'Lëtzebuerger Land vom 08.11.2024

Le motif de Babel est utilisé de manière récurrente pour parler de la diversité au Luxembourg. En 2007, l’exposition Retour de Babel s’intéressait au parcours de familles immigrées au Luxembourg à travers quatre thèmes : Partir, Arriver, Rester et Être. Quinze ans plus tard, pour l’année culturelle 2022, dix descendants de ces personnes étaient à nouveau mises en lumière dans l’exposition Re-Retour de Babel. Elles ont été interrogées sur leur sentiment d’appartenance, leurs liens avec le pays de leurs parents ou leur rapport à leur langue maternelle.

Les langues figurent au cœur de l’exposition Babel heureuse ? Plus d’une langue présentée au City Museum jusqu’en juillet. Le sujet s’avère évidemment crucial dans une ville aussi cosmopolite que Luxembourg qui compte 70 pour cent d’étrangers provenant de 160 pays. Cependant, seule une petite partie de l’exposition concerne spécifiquement Luxembourg. L’exposition provient d’une adaptation de celles déjà montrées à Marseille et Genève, villes qui connaissent également, quoique dans une moindre mesure, une diversité linguistique liée à l’immigration ou à leur position internationale.

Les titres proposés lors des premières étapes de l’exposition se montraient sans doute plus explicites quant à l’orientation de son sujet. Chez nous, le point d’interrogation pose d’emblée la question : Est-ce que Babel – qui veut dire « confusion » en hébreu –, donc la diversité des langues, est une malédiction ou une chance ? Avec le titre Après Babel, traduire, le Mucem répondait « c’est une chance, à condition de traduire ». Les Routes de la traduction, Babel à Genève était présentée à la Fondation Bodmer. Elle renferme l’une des bibliothèques privées les plus riches au monde avec notamment des éditions de la Bible dans 112  langues. Le leitmotiv portait alors sur le rayonnement des « grands textes fondateurs » (de la philosophie, mais aussi des sciences ou de la littérature) à travers leurs traductions.

Le City Museum de Luxembourg ne possède pas ce genre de trésor, mais il n’oublie pas que la ville accueille le siège de la Cour de justice européenne dont les traducteurs transposent les décisions dans les 24 langues officielles de l’UE. L’image symbolique de sa bibliothèque aux volumes colorés ouvre le catalogue de l’exposition. L’initiative de transposer l’exposition au Luxembourg est d’ailleurs venue de Jean-Michel Rachet, ancien chef de cabinet du secrétaire général de la Cour de justice européenne, et de Jean Ehret, directeur de la Luxembourg School of Religion & Society (LSRS). Barbara Cassin, déjà commissaire des deux autres expositions a travaillé ici avec Gilles Genot, conservateur au Lëtzebuerg City Museum. Philosophe et philologue de renom international, cette membre de l’Académie française mène des recherches sur le pouvoir et la diversité des langues. Elle parle « d’une histoire un peu longue, un peu touffue et, je l’espère, non close, celle de l’importance politique de la traduction ».

L’exposition se développe autour de deux axes : La pluralité des langues d’une part et la manière de les concilier par la traduction, de l’autre. Avec une lecture religieuse du sujet, on commence avec Babel qui marque le début du plurilinguisme. Face au péché d’orgueil que représente la construction d’une tour dont le sommet toucherait le ciel, la punition divine est d’obliger les hommes à parler dans des langages différents. Incapables de se comprendre, ils abandonnent l’édifice. Ce mythe est abondamment représenté dans l’exposition à travers des œuvres d’art, à commencer, dès l’entrée du musée, par une maquette d’un monument dessiné par l’artiste constructiviste Vladimir Tatline pour célébrer la révolution d’Octobre de 1917. La tour, jamais réalisée, aurait été haute de 400 mètres et devait servir de siège à la Troisième Internationale. Abritant divers outils de communication pour recevoir et diffuser en toutes langues, elle devait représenter le communisme mondial capable de transcender les nations. Un autre péché d’orgueil voué à l’échec. D’autres œuvres prêtées par des collections privées et des musées étrangers relatent l’épisode de Babel. Citons un tableau attribué à l’atelier de Lucas Valkenborch (vers 1620), ni aussi précieux ou célèbre que celui Brueghel, de quarante ans son aînée, mais quand même fin et délicat. Ou encore des représentations moins anciennes – une gravure de Gustave Doré de 1866, le film Metropolis de Fritz Lang de 1927 – ou contemporaines – les photos de Yong Yongliang, une peinture de Roger Hamado Djiguemd.

En restant dans l’interprétation religieuse, la Pentecôte figure comme la réponse à la malédiction du plurilinguisme, le « contremythe » à Babel. Touchés par l’Esprit Saint, symbolisé par des langues de feu, les apôtres se mettent miraculeusement à parler d’autres langues. Ils peuvent ainsi porter la promesse du salut universel partout dans le monde. La Pentecôte représente le don des langues : la traduction est née. Ici aussi une riche iconographie se rapporte au sujet, dont la reproduction d’un manuscrit enluminé de la deuxième moitié du 14e siècle ou une grande huile sur toile de Louis Galloche du début du 18e.

Une solution pour « l’après Babel » serait de décréter une langue unique, universelle, commune à tous. Mais l’universel, est toujours l’universel de quelqu’un. L’exposition rappelle que les Grecs affublaient d’une onomatopée ceux qui ne possédaient pas le logos, la langue grecque : bar-bar imitait le charabia d’une langue étrangère. Le barbare était donc d’abord un étranger. On peut aussi citer de l’origine de « baragouiner » : Pendant la guerre de 1870, les fantassins bretons réclamaient davantage de pain (bara) et de vin (gwin) à leurs officiers pour mieux affronter les Prussiens. C’est devenu un mot pour se moquer d’un parler peu clair. L’autre est celui que l’on ne comprend pas. Quand un Français dit « c’est du chinois », un Anglais pense « it’s all Greek to me », un Allemand « Das kommt mir spanisch vor » et un Turc « Fransız kaldım » (je suis resté Français).

La langue « universelle » est forcément celle de ceux qui ont le pouvoir – politique, culturel, économique. Ce fût l’akkadien dans l’Égypte d’Akhenaton, le grec, puis le latin, le français des Lumières un bref moment. La langue artificielle qu’est l’espéranto n’a pas pris. Aujourd’hui l’angloaméricain plus ou moins globalisé, le « globish » assure une communication rapide mais basique qui permet peu de nuances et peu de profondeurs. Car une langue n’est pas seulement un outil de communication, s’en tenir là serait se priver de la fécondité des langues et des cultures qui les soutiennent.

Pour traiter la diversité des langues, l’autre voie est de traduire. « La langue est politique, et rien de plus politique que la traduction », annoncent les commissaires. Dès le Moyen-Âge la transmission des savoirs est aussi un passage de pouvoir. On trace alors les routes de la traduction. Elles partent d’Athènes, Rome ou Byzance, Alexandrie, Bagdad, Jérusalem, Fez, Tolède ou Padoue et vont jusqu’au bout du monde et notamment en Chine. Ainsi, Les Éléments d’Euclide ont été traduits en chinois par le Jésuite Matteo Ricci autour de 1600 car les Chinois ne s’intéressaient guère aux enseignements religieux européens, ils appréciaient en revanche les compétences techniques et scientifiques des Jésuites : science, religion, commerce et politique sont irrémédiablement liés.

Pour Barbara Cassin et les autres commissaires de l’exposition, la traduction est donc l’un des grands enjeux culturels et sociétaux d’un monde globalisé. « C’est un travail coûteux et parfois déconcertant sur la différence des langues, des cultures, des visions du monde, pour les comparer et les mettre en harmonie. » Traduire n’est pas copier, c’est plutôt réinventer. On le voit à travers plusieurs exemples. Une installation de Pierre Huyghe comprend la projection simultanée des versions française, anglaise et allemande du film Atlantic (1929). Il ne s’agit pas de versions doublées mais du même film joué par des acteurs des différents pays. On voit alors apparaître d’autres scansions, une autre temporalité, une autre manière de représenter les choses.

L’exposition aborde aussi les équivoques et les ambiguïtés qu’amènent les traductions. De beaux objets et œuvres rappellent les difficultés d’interprétation à partir de l’hébreu ou de l’arabe, langues dans lesquelles on n’écrit pas toujours les voyelles. Ève est-elle née « de la côte » d’Adam (et lui serait soumise et inférieure) ou « à côté » de lui (et serait son égal). Quand une enluminure du 15e siècle montre Dieu portant une côte qui porte déjà la tête d’Ève, La Main de Dieu de Rodin tient l’homme et la femme imbriqués l’un dans l’autre. Moïse, était-il « cornu », comme chez Michel-Ange, ou bien « rayonnant », comme chez Birong ? (Un tableau rarement exposé de François Birong, né en 1811 à Grevenmacher, qu’il avait donné à la Ville de Luxembourg en 1877). En hébreu, il est dit karan (rayonnant) ou keren (à corne). Le choix de traduction n’a rien d’innocent.

La Bible est de loin le livre le plus traduit au monde (suivie de publications telles que Le Petit Prince, Tintin, Pinocchio ou encore Alice’s Adventures in Wonderland). Ces traductions font exister ou fixent les alphabets et les langues « vernaculaires ». Plusieurs volumes anciens sont exposés dont une magnifique vulgate produite pour l’abbaye d’Orval au 13e siècle. Un Coran dans une version bilingue arabe-persan du 18e, une Torah en hébreu accompagnée du targoum en araméen, ou la Bible polyglotte d’Alcala (latin, grec et hébreu) datée autour de 1515 sont autant de documents qui démontrent la place de la traduction depuis des siècles.

D’autres artefacts, dont un moulage de la Pierre de Rosette datant de la fin du 19e siècle, ouvrent un chapitre sur les machines à traduire pour aller jusqu’à l’intelligence artificielle. Les traductions automatiques ont pourtant bien du mal avec la poésie. Ce qui est représenté par le poème The Raven d’Edgar Poe, traduit par d’autres poètes, Baudelaire et Mallarmé en français, Pessoa en portugais ou Lex Roth en luxembourgeois. Quand Google traduit ce raven en « volaille », Deepl en « volatile » et eTranslation en simple « oiseau », on se dit qu’il reste de beaux jours aux traducteurs.

Après une galerie de portraits de traductrices et de traducteurs, de toutes époques et de tous pays (y compris fictionnels comme C-3PO de Star Wars maîtrisant plus de six millions de formes de communication), l’exposition se termine en reposant la question Babel heureuse ? Elle présente quelques modèles de communautés internationales et multilingue. Ainsi, dans la tourmente de la guerre et de l’exil, la Villa Air-Bel échappait à la barbarie nazie. Son propriétaire, Varian Fry accueillait et protégeait artistes et intellectuels avant de naviguer vers les États-Unis. Cette salle est un peu moins convaincante par un discours trop appuyé sur les étudiants qui voyagent « au contact d’un ailleurs, autres langues, cultures » sous l’égide du programme Erasmus ou sur « la Cour de justice européenne, qui fonctionne selon une ordonnance babélienne ».

Partant d’un sujet abstrait ou en tout cas immatériel, l’exposition réussit à présenter de manière pédagogique les enjeux de la traduction. Œuvres d’arts, objets, livres, manuscrits, photos et documents dessinent une géographie et une histoire de la diffusion des idées, des sciences, des mythes, des histoires et de la littérature.

France Clarinval
© 2024 d’Lëtzebuerger Land