Entretien avec Romain Wolff (CGFP)

L'argent et les fonctionnaires

d'Lëtzebuerger Land du 02.07.2009

d’Lëtzebuerger Land : Est-ce que vous suivez les négociations de coalition entre le CSV et le LSAP avec plus d’attention que la dernière fois ? Romain Wolff : Oui. Je les suis beaucoup plus intensément qu’en 2004, surtout parce qu’à l’époque, je n’étais pas encore secrétaire général de la CGFP (Confédération générale de la fonction publique, syndicat majoritaire dans le secteur, ndlr.). Mais très peu d’informations sur ces négociations filtrent à l’heure actuelle.

Ces négociations vous concernent d’autant plus directement que la révision générale des salaires dans la fonction publique, que vous revendiquez depuis longtemps, devait être prise sur le métier par le prochain gouvernement, mais que le CSV a déjà annoncé dans son programme électoral qu’une telle réforme « coûteuse » ne sera pas possible à cause de la crise financière…Cette révision générale des salaires est en souffrance depuis bien trop longtemps, crise ou pas crise. Depuis 1986, les salaires de la fonction publique n’ont plus été révisés – en 23 ans, il y a eu des périodes maigres, mais aussi des périodes fastes du budget d’État, la crise ne peut pas être un prétexte pour ne rien faire. On nous a promis cette réforme et toutes les carrières et salaires de la fonction publique ont été soumis à une analyse approfondie au ministère. Cette étude est terminée, elle devrait actuellement être sur la table des coalitionnaires et servir de base à l’élaboration de ce chapitre du programme gouvernemental. En tout cas, notre revendication en tant que confédération est claire : nous demandons à ce que toutes les carrières soient soumises à une réforme. 

Justement, vous avez toujours fait pression pour que cette étude soit terminée avant les élections et pour que vous puissiez la consulter. L’avez-vous vue ? Nous avons été informés sur l’évolution des travaux en cours de route, et nous avons réussi à obtenir qu’elle soit terminée, c’est déjà pas mal. Toutes nos sous-organisations ont défilé au ministère pour articuler leurs besoins. Maintenant, nous attendons la suite. Mais il est clair que notre mission, pour laquelle nous avons été mandatés par nos membres, est de militer pour une amélioration des conditions sociales de toutes les carrières.

Dans la foulée de son programme de rigueur financière, le CSV a aussi annoncé vouloir baisser les salaires d’entrée des fonctionnaires et employés auprès de l’État et des communes, une mesure à laquelle vous vous opposez catégoriquement. Pourquoi ? Les ministres CSV estimaient, lors de la campagne électorale, que travailler au service de l’État avait aussi d’autres avantages que les salaires, comme la sécurité de l’emploi ou de la retraite… N’êtes-vous pas d’accord avec cette argumentation ? Je me demande comment on pourrait bien faire son travail au service du citoyen si on n’avait pas un emploi sûr ? Sans sécurité de son emploi, on deviendrait vite dépendant de toutes sortes de pressions venant de l’extérieur, notamment de la politique – et cela, je peux l’affirmer avec la plus grande certitude parce que je viens d’une administration fiscale.

Nous ne pouvons pas être d’accord avec une baisse des salaires d’entrée, qui serait réalisée pour faire des économies à redistribuer sur d’autres postes afin de faire une réforme « neutre » côté dépenses. Il est inadmissible de déshabiller Pierre pour habiller Paul. Ces salaires ont graduellement été adaptés vers le haut dans le passé parce que, pour que son administration fonctionne de manière efficace, l’État a besoin de bons fonctionnaires et que, pour les attirer, il doit leur offrir de quoi se construire une existence. La politique de recrutement est très sélective et sévère pour avoir les meilleurs collaborateurs – et cela a un prix. 

En outre, nous ne voulons pas être instrumentalisés pour ensuite justifier une adaptation vers le bas des salaires dans le secteur privé. S’il faut harmoniser les salaires entre le privé et le public, alors il faudrait plutôt revoir certains salaires de début du privé à la hausse !

Mais le CSV argumente que le pays traverse une grave crise financière, que les caisses sont vides, les partenaires de la future coalition parlent d’un manque à gagner en recettes fiscales entre 500 millions et 1,5 milliard d’euros par rapport aux prévisions inscrites dans le budget d’État pour cette année. Et les conséquences de la crise dureraient jusqu’en 2011 au moins. Dans ce contexte financier difficile, une réforme des salaires publics ne serait tout simplement pas finançable… Je n’ai pas connaissance de la situation financière exacte de l’État. Nous sommes d’avis qu’il ne faut pas tenter le diable dès maintenant. On ne peut pas faire des projections sur base des chiffres du premier semestre pour savoir quelle sera la situation à la fin de l’année. S’il s’avérait que les recettes n’étaient pas aussi élevées que prévues dans le budget d’État, il faudra en premier lieu se demander pourquoi tel est le cas. J’aimerais rappeler aussi que le ministre des Finances avait estimé en 2005 déjà que dix pour cent des recettes TVA échappaient annuellement à l’État pour fraude fiscale, ce qui équivaudrait à quelque 250 millions d’euros. En temps de crise, il faudrait peut-être songer à s’attaquer à ces chantiers-là et essayer de récupérer cet argent des fraudeurs.

Et puis, de toute façon, « l’appareil d’État » n’est pas excessivement grand au Luxembourg, je tiens à rappeler que nous fonctionnons très efficacement avec très peu d’agents. Regardez les présidences de l’Union européenne : le Luxembourg les a toujours assurées avec beaucoup de succès et avec beaucoup moins de personnel que les autres pays. Très peu de postes ont été créés ces dernières années, et on peut s’attendre à ce que les recrutements soient une nouvelle fois gelés maintenant. Pourtant, il est essentiel pour le secteur privé que les administrations fonctionnent de manière encore plus efficace, et là, je pense à la réforme administrative aussi : s’il y a volonté politique, il faudrait simplifier les procédures administratives.

Cette efficacité, que nous garantissons, nous aimerions d’ailleurs aussi la retrouver au niveau de la constitution du gouvernement, qui ne doit en aucun cas être dictée par l’opportunisme politique, où l’affectation des postes de ministres serait essentielle, mais c’est le programme en soi, dicté par l’intérêt supérieur du pays et de ses habitants, qui doit être prioritaire.

Votre ligne en matière de revendications salariales semble sans concession. Est-ce que cela veut dire que la CGFP est dans les starting blocs pour des actions syndicales – manifestations ou grèves – en cas de fin de non-recevoir ? Au point où nous en sommes, je ne veux pas encore parler d’actions syndicales. L’étude sur la réforme des traitements est terminée, les travaux ont été menés assez vite, la révision en soi devait de toute façon être sur l’agenda du prochain gouvernement, donc nous sommes encore tout à fait dans le planning convenu.

Néanmoins, le gouffre entre secteur public et secteur privé en matière de salaires semble se creuser. Que répondez-vous par exemple aux employés privés qui ont perdu leur emploi ou sont au chômage partiel parce que leur entreprise souffre de la crise et qui sont aigris de constater que les enseignants vont se voir attribuer des hausses de salaires assez conséquentes, telles que convenues dans le cadre de la réforme scolaire, qui leur attribue aussi plus de travail et de responsabilités ? N’y a-t-il pas un danger de division de la société ?? Il s’agit là d’un accord trouvé en automne dernier entre les syndicats d’enseignants et le gouvernement, grâce à la médiation du Premier ministre. Notre sous-organisation, le SNE (Syndicat national des enseignants) a signé cet accord, qu’il faut maintenant appliquer. Je ne veux pas faire d’autre commentaire à ce sujet. Nous, en tant que CGFP, sommes pour une révision générale des salaires dans le secteur public. 

Qu’est-ce que la grande manifestation du 16 mai, à laquelle la CGFP a participé, comme tous les grands syndicats, aura finalement apporté ? Quel est votre bilan ? Elle a prouvé l’union des syndicats et les a renforcés, tous, y compris la CGFP. Et elle a prouvé que, lorsqu’il s’agit de démontage social, nous sommes prêts à nous battre ensemble. La CGFP ne défend pas exclusivement les intérêts des fonctionnaires et employés publics sur le plan social, moral et financier, mais elle se prononce sur des thèmes qui touchent toute la population, en matière de politique familiale, sociale ou pour la défense du pouvoir d’achat et de l’indexation des salaires – dont nous voulons que le système soit entièrement rétabli, comme il était avant la modulation décidée en 2006. Nous sommes contre tout démantèlement des acquis sociaux, et plus particulièrement de ceux du secteur public. Dans ce contexte, je tiens néanmoins à souligner que nous regrettons la politisation croissante des syndicats que l’on a pu constater lors des élections du 7 juin. 

Vous voulez dire le fait que trois dirigeants du LCGB aient été élus députés sur les listes du CSV ? Je ne veux pas préciser de nom. Mais je trouve cela inquiétant. Les mandataires de la CGFP sont tenus à une stricte neutralité politique. Si un de nos dirigeants briguait un mandat politique, il serait obligé d’abandonner ipso facto sa mission syndicale. 

Si l’hypothèse d’un déficit budgétaire important s’avérait juste, où y aurait-il des possibilités d’économiser de l’argent ? À vos yeux, quelles sont les pistes à exploiter afin de joindre les deux bouts ? Quelles dépenses faudrait-il réduire ou quelles sont des sources de revenus potentielles ? Je ne me laisse pas entraîner sur le champ des hypothèses. Attendons de voir s’il y aura vraiment un déficit avant d’agir. En ce moment, seuls les partis réunis aux négociations de coalition savent exactement quelle est la situation. Le 7 juin, le CSV et le LSAP ont reçu un mandat des électeurs les chargeant de gouverner et de le faire sans démontage social. 

Un de vos points d’achoppement avec le gouvernement, qui a souvent occasionné des mises en demeure de Bruxelles, c’est l’ouverture de la fonction publique aux non-Luxembourgeois. Pourquoi vous y être opposés avec autant de vigueur ? Il existe un accord politique, remontant aux années après-guerre, et qui ouvrait des secteurs comme la santé, l’éducation nationale ou encore une partie des télécommunications aux ressortissants européens. Aujourd’hui, ils y sont déjà dix pour cent. Mais, conscients que beaucoup de choses ont changé en vingt ans, nous avons négocié un nouvel accord avec le gouvernement, qui, après conciliation, a pu être signé fin mars. Il prévoit que les domaines ayant trait à la souveraineté nationale, comme l’armée, la police, la magistrature, les impôts et la diplomatie restent réservés aux citoyens luxembourgeois, mais que le gouvernement pourra désormais définir les postes dans d’autres domaines ouverts aux ressortissants de l’Union européenne. Le texte fixe notamment les critères de recrutement ou les profils et attend d’être traduits dans les faits. Je tiens donc à souligner que, sur ce point, nous avons bougé et qu’en aucun cas, la CGFP ne peut être accusée de protectionnisme nationaliste.

Le deuxième point de friction concerne la flexibilisation des services de l’État. Notamment dans le cadre de la réforme de l’Administration de l’emploi Adem, le gouvernement a toujours fait référence à l’opposition de la CGFP pour expliquer pourquoi elle ne pouvait pas être transformée en établissement public…Il y a un accord sur ce point, signé en 2002, par lequel l’État s’engage notamment à accorder un statut de droit public à toutes les nouvelles recrues au service de l’État et à ne pas transformer des administrations étatiques en établissements publics. Cet accord vaut toujours. Il y a une tendance actuellement à vouloir démanteler les services publics, à tout privatiser et à morceler l’administration – comme on l’observe notamment avec le projet de privatiser la fourniture de gaz et d’électricité de la Ville de Luxembourg. À nos yeux, la multiplication des établissements publics est une façon de se soustraire à la responsabilité politique. En outre, en attribuant le statut de droit privé aux agents publics, l’État veut avoir plus de flexibilité dans les recrutements et la politique salariale. 

Mais là encore, nous collaborons, par exemple en avisant le projet de loi-cadre pour les établissements publics, en phase d’élaboration. Le dernier accord salarial nous attribue d’ailleurs un droit de regard sur ce texte. Les négociations sont difficiles, mais nous ne nous y opposons pas. 

Néanmoins, je considère que la privatisation à tout va est un leurre, dictée par la seule recherche du gain. Elle n’apporte rien au citoyen, parce que les prix augmentent et les réseaux sont négligés – regardez l’exemple des chemins de fer britannique, dont les infrastructures sont pourries. Et le personnel gagne moins bien dans des conditions plus désavantageuses. On a des exemples prouvant que des structures publiques peuvent très bien fonctionner, tout en étant flexibles, comme l’Administration de l’aéroport, qui fonctionne selon le système de la gestion séparée et gère cette nouvelle infrastructure merveilleusement bien.  

 

josée hansen
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