L’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) sera intégré dans l’Université du Luxembourg. Faut-il s’en réjouir ?

Greffes et griefs

d'Lëtzebuerger Land vom 19.06.2015

Lors du briefing hebdomadaire du 5 juin, le gouvernement annonça que la flopée d’instituts créés sous Jacques Santer et Jean-Claude Juncker seront dissous et réunis dans un Centre interdisciplinaire au sein de l’Université du Luxembourg. Le secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur et à la Recherche Marc Hansen (DP) vient ainsi de créer un des Instituts d’histoire du temps présent (IHTP) les plus importants d’Europe, mais également un des plus dilués, voire insipides. La décision aura pris tout le monde de court, à commencer par les chercheurs. Elle est le résultat d’une querelle menée dans les coulisses de l’académie et d’une longue série de pannes au sein du ministère de la Culture. Parmi les chercheurs des instituts dissous, la colère gronde. Leur seul motif de consolation (et de Schadenfreude), c’est que la poignée d’intellectuels proches du LSAP (le seul parti à vaguement s’intéresser aux enjeux historiographiques) a également perdu la bataille contre l’Uni.lu.

Le Centre virtuel de la connaissance sur l’Europe (CVCE, fondé en 2002), le Centre de documentation et de recherche sur la Résistance (2002), le Centre de documentation et de recherche sur l’enrôlement forcé (2005) et le Centre d’études et de recherches européennes Robert Schuman (1990) sont nés comme des projets immobiliers. Les vénérables bâtisses – un château classé monument historique à Sanem, une villa surplombant la vallée de la Pétrusse où les nazis torturaient, une gare de marchandises d’où partaient les trains de la mort et la maison natale d’un « grand Européen » – devaient être remplis d’une substance historique. (Ce qui arrivera à ces bâtiments n’est pas encore entièrement clair, mais certains devraient garder leur fonction mémorielle.)

Les centres de recherche furent également un instrument de récupération politique et servirent le « master narrative » et le consensus d’après-guerre. Que ce fût pour chanter les louanges des « pères de l’Europe » (de préférence chrétiens-sociaux) ou pour distribuer les derniers bonbons aux résistants et aux enrôlés de force, deux groupes électoraux jadis puissants, mais en voie d’extinction. (Les enrôlés étaient tellement jaloux d’apprendre que les résistants venaient d’avoir leur centre, qu’ils exigèrent illico d’en avoir un à eux, un vœu exaucé par Juncker lors d’une réunion improvisée.) C’était enfin une manière de remercier des historiens méritants et proches du CSV et les sauver de l’ennui de l’enseignement secondaire. Cette personnalisation explique qu’on parlait de l’institut Clesse (envoyé à la retraite il y a six mois), de l’institut Trausch (remplacé en 2001 par Charles Barthel qui a démissionné ce 6 juin, donc au lendemain de l’annonce du gouvernement de la fermeture de son centre) ou de l’institut Dostert (qui partira à la retraite d’ici un an).

L’IHTP est le bébé de Denis Scuto. L’historien avait trouvé un relais politique auprès des animateurs de la Fondation Robert Krieps, dont Marc Limpach, employé de la CSSF et acteur amateur. Lors des négociations de coalition, Limpach avait siégé dans le groupe de travail « culture ». Ce fut lui qui, dans l’indifférence générale des autres partis, avait inscrit l’IHTP dans l’accord de coalition. La décision du gouvernement d’intégrer l’IHTP dans l’Université a rompu l’espoir de voir naître un institut extra-universitaire ancré dans une tradition historiographique de la gauche libérale. C’est un développement étonnant puisque, sur ces dernières années, Denis Scuto a réussi à se construire une réputation médiatique d’intellectuel à rebrousse-poil, ébranlant les consensus. Le premier (et pour l’instant le seul) à mettre ouvertement en question la décision du gouvernement d’intégrer l’IHTP dans l’Uni.lu est Ben Fayot. À l’entendre, on a l’impression que l’IHTP aurait été kidnappé par « eng Partie gestanen Historiker ». Ainsi dans une carte blanche diffusée ce lundi sur RTL-Radio, Fayot qualifie l’IHTP dans sa version Hansen de « méga-projet gonflé de beaucoup d’air chaud », servant à recaser les chercheurs des centres dissous, mais sans plus-value pour l’historiographie luxembourgeoise.

Implicitement, la critique de Ben Fayot joue sur l’opposition entre purs académiques (s’adressant à eux-mêmes) et chercheurs intellectuels (intervenant dans le débat public). Derrière cette manière de poser le problème se tapit la crainte d’une recherche historique suiveuse des modes internationales et déconnectée des débats publics nationaux. La méfiance de Fayot pourrait aussi être interprétée comme réaction aux recherches de l’Uni.lu. Celles-ci se sont longtemps bornées à une approche postmoderniste, qui a abouti à une histoire mise-en-abyme, aussi vertigineuse que stérile. Cette piste méthodologique a mené à un cul-de-sac et de nombreux chercheurs jadis impliqués dans le projet (dé)constructiviste s’en sont entretemps détournés. Pour le grand public (les « 80 pour cent »), la production issue de l’Uni.lu restait largement inaccessible, voire ésotérique. « Et qu’allons-nous raconter aux touristes ?! », se demandaient ainsi les guides touristiques après une présentation des jeunes historiens de l’Uni.lu.

Marc Hansen défend son choix : l’Uni.lu aurait le « know-how » et le « background » nécessaires. « Tous me disaient : ,Vous allez faire disparaître l’IHTP dans une faculté. Or, c’est tout l’inverse ! Nous créons un centre interdisciplinaire avec des moyens réels, plus d’autonomie et qui ne se dissipera pas dans le nirvana ». Or, lorsque le gouvernement se met à évoquer l’IHTP, c’est avec les tics (lisez : trouble involontaire compulsif) du langage de la compétitivité et des Tic (lisez : technologie de l’information et des communications). « Créer un nouveau centre innovateur en occupant une niche de compétence à potentiel socio-économique pour le Grand-Duché », fanfaronne le résumé des travaux à l’issue du conseil de gouvernement. Puis, quelques phrases plus loin : « L’IHTP s’inscrira parfaitement dans la stratégie ,Digital Lëtzebuerg’ qui vise à renforcer et à consolider à terme la position du pays dans le domaine de l’ICT ». Après le budget power point, place à l’histoire compétitive ?

Le domaine de compétence de la ministre venue de l’Est se réduit comme une peau de chagrin. Après le logement, l’IHTP est le deuxième grand dossier de Maggy Nagel (DP) à finir sur le bureau du secrétaire d’État Hansen. Que la ministre ait perdu l’initiative dans le dossier IHTP, elle le doit notamment à son premier conseiller Bob Krieps, dépassé par sa tâche administrative. L’Uni.lu n’a pas hésité à sauter dans la brêche et à remplir ce vide. Il y a huit mois, Andreas Fickers, professeur en histoire digitale depuis septembre 2013 et connu pour ses capacités managériales, a pondu un papier et l’a soumis au ministère d’État. Fickers réfléchit à voix haute au futur nom du nouvel institut. Il préférerait qu’on parle de « Centre interdisciplinaire luxembourgeois pour l’histoire ». Car l’histoire « du temps présent » (ou « contemporaine » ou « Zeitgeschichte », concepts utilisés de manière interchangeable, sans qu’on définisse ce qu’ils recouvrent) ne constituera qu’un des trois piliers de l’IHTP, à côté de l’histoire digitale et de l’histoire européenne. Au recteur de l’Uni.lu de former cet ensemble hétéroclite. Le problème est que l’Uni.lucompte peu d’historiens contemporains. Au moment de sa constitution, les détenteurs d’un doctorat en histoire contemporaine étaient rares. Monique Kieffer devint directrice de la Bibliothèque nationale, Paul Zahlen rejoignit le Statec, Lucien Blau resta dans l’enseignement et recycla ses résultats de recherches à l’infini et Émile Krier mourut d’un infarctus après avoir langui plusieurs décennies dans l’enseignement secondaire. Ainsi, l’Uni.lu finit dominée par des médiévistes.

Rien que le CVCE compte une bonne trentaine de chercheurs. Pour Andreas Fickers, grâce à l’IHTP, l’historiographie luxembourgeoise ferait un « saut quantique » qui positionnerait le Luxembourg « sur la carte internationale », notamment dans son domaine de prédilection : l’histoire digitale. Or l’intégration des anciens chercheurs dans le moule académique n’ira pas de soi. Elle paraît même improbable. Selon nos informations, ils seront très nombreux à hésiter de faire le saut et à songer à un retour dans l’enseignement secondaire. « Nous n’allons pas en faire du jour au lendemain des chercheurs internationaux », concède Andreas Fickers. Et d’ajouter : « Cela n’est pas possible et cela ne sera pas forcément nécessaire. » Pour Fickers, le Centre interdisciplinaire gardera ses composantes « service public », « public history » et documentation. Or, tous en sont conscients : il faudra faire preuve de beaucoup de diplomatie pour faire cohabiter les chercheurs des quatre centres – divisés par d’anciennes querelles et inimitiés, leur seul point commun est une haine partagée de l’Uni.lu – sous un toit. « Nous ne pouvons retenir comme critère si un tel s’est disputé il y a dix ans avec tel autre », déclare Marc Hansen. « Sou kënne mir hei am Land net méi funktionéieren ! » Quant au futur directeur de l’IHTP, il sera recherché à l’international. Le secrétaire d’État promet de ne pas s’immiscer : « C’est à l’université de voir comment elle compte procéder et d’affiner les détails... C’est elle qui a le lead. »

Bernard Thomas
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