Les courtiers d’armes en ligne de mire (1/2)

Masters of War

d'Lëtzebuerger Land vom 29.05.2015

En 1991, la Bank of Credit and Commerce InternationaI (BCCI), enregistrée au Luxembourg et siégeant au Boulevard Royal, s’effondra suite à un scandale d’envergure internationale. Dix ans plus tard, le Grand-Duché fut bouleversé par l’affaire Clearstream. Fin de l’année dernière, les révélations Luxleaks publiées par l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ) ont de nouveau tiré la place financière luxembourgeoise sur le devant de la scène internationale. À intervalles réguliers, le Luxembourg se voit contraint à justifier et à légitimer ses pratiques financières contre les reproches exprimés par l’opinion publique mondiale. Un aspect très peu discuté mais tout aussi sérieux que les accusations d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent est le rôle de la place financière luxembourgeoise dans la circulation d’armements et de matières premières connexes telles que les diamants de sang ou le pétrole. En effet, la confidentialité et la discrétion financière offertes au Grand-Duché constituent des conditions dont peuvent profiter les contrebandiers. Les mesures entreprises par le gouvernement luxembourgeois pour contrôler les transactions d’armes laissent fortement à désirer.

Le scandale impliquant la BCCI est extrêmement pertinent : Ayant servi comme caniveau pour des politiciens, des bandes criminelles ainsi que des services secrets du monde entier et de toute idéologie,1 la banque soudait un réseau international de corruption, de traite d’hommes, de blanchiment d’argent, de narcotrafic et de trafic d’armes conventionnelles et nucléaires avant qu’elle ne soit démasquée par John Kerry, actuel secrétaire d’État des États-Unis. D’après le rapport Kerry de 1992, le fondateur de la BCCI avait consciemment opté pour le Luxembourg afin de pouvoir camoufler les transactions illégales.2 Le cas le plus médiatisé de la longue liste d’actes criminels dans lesquels la BCCI avait été impliquée fut probablement celui de l’affaire Iran/Contra qui bouleversa l’administration du Président des États-Unis Ronald Reagan. D’après ce qui a été rendu public, le gouvernement américain aurait illégalement vendu des armes à l’Iran dans les années 1980 à travers la BCCI, pendant que la République islamique se trouvait en pleine guerre avec l’Irak, pourtant allié des États-Unis.

Dans le marché d’armes, il n’est pas toujours possible de tirer une ligne de démarcation claire et nette séparant le légal de l’illégal. Compte tenu du lien étroit entre le marché d’armes et la corruption massive qui sévit même dans le commerce entre États démocratiques, le chercheur et ancien homme politique Sud-Africain Andrew Feinstein va jusqu’à estimer qu’une vente d’armes entièrement légale n’existerait quasiment pas.3 L’importance du courtier dans les ventes d’armes – qu’elles soient légales ou illégales – est considérable. Contrairement au marchand qui achète et vend les armes, le courtier s’occupe du bon déroulement de la transaction des biens sans nécessairement en prendre possession. S’occupant entre autre de la prospection, du financement ou du transport, il sert d’intermédiaire entre l’acheteur et le vendeur.4 S’il s’agit d’une vente illicite ou impliquant de l’argent sale le courtier prend soin de camoufler les opérations et les transactions en recourant à des comptes bancaires anonymes, des sociétés anonymes ou encore des sociétés écran.5 En vue de leur clandestinité, il est difficile d’obtenir des informations sur ces transactions. Les données fragmentaires que nous possédons proviennent des cas de plus en plus nombreux qui sont portés à notre connaissance.6

Puisque le courtier peut facilement arranger un accord entre deux pays distants sans quitter sa demeure et sans nécessairement entrer en contact avec la marchandise, il peut vaquer à ses affaires dans un pays sans que le fret ne touche le sol de ce dernier. Le journal britannique The Guardian du 15 avril 20007 rapporte par exemple le cas d’un groupe de courtiers hollandais qui a mis en place un transfert d’armes illégal par voie d’une Boeing 707 appartenant à une société nommée Air Cargo Plus gérée par deux Scandinaves basés au Luxembourg. L’avion fut loué par la branche belge d’une société britannique pour transporter une cargaison d’armes en provenance de la Bulgarie vers le Zimbabwe, et puis du Zimbabwe vers la République démocratique du Congo qui était alors sous embargo européen puisqu’elle se trouvait en pleine guerre.

L’exemple de la Boeing 707 montre bien que sans mesures de contrôle des activités de courtage, une régularisation effective du commerce des armes fera défaut. En outre, étant donné que le réseau dans lequel opèrent les courtiers s’étend la plupart du temps à travers plusieurs pays, il est primordial que ces mesures prennent des proportions transnationales. Un premier pas vers une politique européenne harmonisée a été fait en 2003 avec l’adoption de la Position commune sur le contrôle des activités de courtage en armes (2003/468/PESC).8 Celle-ci vise justement à contrôler les activités des courtiers d’armes afin de juguler les marchés noir et gris.9 Pour qu’une telle initiative soit fructueuse, il est nécessaire que l’intégralité des pays de l’UE y participe. Pourtant, trois États doivent encore ajuster leurs législations nationales aux exigences de la Position commune – soit la Belgique, la France et l’Italie – et un État doit encore l’adopter, à savoir le Luxembourg.10

Ce n’est qu’en 2011, avec l’amendement de la loi du 13 avril 1983 sur les armes et les munitions, que le Luxembourg introduit une clause faisant état du rôle des courtiers.11 Bien qu’il existe donc au Grand-Duché une loi concernant l’acquisition, la vente et, depuis 2011, le courtage d’armes, celle-ci n’inclut pas explicitement l’équipement à but militaire. Selon un chercheur du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (Grip)12, le Luxembourg n’est par conséquent pas conforme à la Position commune de 2003 qui est pourtant contraignante. En effet, ladite loi se base sur la directive 2008/51/CE de l’UE qui contient des réglementations concernant spécifiquement les armes à feu à usage civil et, contrairement à la Position Commune de 2003, ne se réfère donc pas aux armes à feu à usage militaire.13 Le Luxembourg demeure ainsi le seul pays de l’UE à ne pas avoir adapté sa législation à la Position commune de 2003.14

Pourtant pour un pays avec une place financière d’une telle envergure que celle du Luxembourg, il est primordial de prendre au sérieux les mesures de régularisation des activités de courtage. Déjà en 1989 – deux ans avant l’effondrement de la BCCI –,Marc Schmitz, chercheur auprès du Grip a qualifié le Luxembourg de « marchand d’armes sans armes »15 à cause des cas récurrents de transactions d’armes impliquant des sociétés écran dont le siège se trouve au Grand-Duché. En effet, le Luxembourg a connu de nombreux cas dans lesquels le pays s’est trouvé en position de carrefour dans un réseau de ventes illégales d’armes. Souvent, ces ventes étaient liées au flux de matières premières précieuses tels que les diamants ou le pétrole. Ces cas soulignent d’autant plus l’importance d’un traité européen auquel doivent adhérer tous les pays membres – y compris le Luxembourg. Vu le caractère transfrontalier du marché d’armes ledit traité ne pourra être efficace qu’avec la participation de l’ensemble des États directement et indirectement touchés par les enjeux du trafic d’armes.

La prolifération d’armes légères et de petit calibre (ALPC) représente un danger global majeur pour la prévention de conflits. D’après une estimation du Bureau des affaires du désarmement de l’Onu (Unoda), environ 875 millions d’ALPC circulent aujourd’hui dans le monde.16 Malgré les efforts de certains groupes internationaux ayant comme but la destruction des armes superflues, les stocks d’armes devenues vétustes sont souvent transférés illicitement vers des zones de conflit. Les arsenaux soviétiques en sont un cas exemplaire : après la chute de l’URSS en 1991, les nouveaux États d’Europe de l’Est, dont beaucoup allaient bientôt rejoindre l’Union européenne, se sont retrouvés avec des stocks d’armements obsolètes. Ces surplus d’armes ont été l’objet de transferts illégaux, particulièrement vers le Tiers monde où les guerres par procuration continuaient à ravager de nombreux États, malgré la fin de la guerre froide entre les deux superpuissances qui les avaient secondées.17 Grâce à des réseaux de courtage sophistiqués, des quantités impressionnantes d’armes furent, et sont toujours, vendues à des dictateurs ou des groupes d’insurrection à travers le monde.

Dans les marchés noir et gris, le financement du matériel militaire est souvent assuré par d’autres marchandises de contrebande, tels que la drogue, le bois ou des ressources minérales comme le pétrole et les diamants.18 Par conséquent, l’exploitation et la vente de ces produits facilitent la prolongation des guerres. Comme le soulèvent les ONG Global Witness et Part-nership Africa Canada (PAC), les activités des marchands et des courtiers qui opèrent dans le marché illicite ont ainsi un impact immense sur le déchaînement et l’escalade de conflits dans les États instables. Par ailleurs, il n’est pas rare que des entreprises, des multinationales voire même des gouvernements démocratiques y soient impliqués. Le manque de réglementation du trafic d’armes ouvre donc également des portes à d’autres branches du commerce parallèle. Grâce aux ventes d’armes, les marchandises illégales en provenance de zones de combat pénètrent le marché international, faisant ainsi de la guerre un marché lucratif. Le continent africain – victime de ses richesses – en est le triste parangon.

La guerre civile extrêmement violente en Sierra Leone (1991-2002), par exemple, fut le fruit non d’un différend idéologique mais d’une aspiration des belligérants à contrôler les ressources naturelles du pays.19 D’après des estimations, la Revolutionary United Front (RUF), le groupe anti-gouvernemental à l’origine des combats, a acquis pendant la guerre entre 25 millions et 125 millions de dollars par année grâce aux diamants.20 Ces diamants ont servi à l’achat d’armes et ont trouvé à travers les marchés noir et gris leur chemin vers Anvers, la capitale mondiale du diamant par où transitent de 70 à 80 pour cent de la production mondiale.21

Les procédures douanières de l’autorité de contrôle Hoge Raad voor Diamant (HRD), l’organisation centrale anversoise qui regroupe les sociétés diamantaires enregistrées en Belgique et au Luxembourg et qui était alors chargée de superviser et de recenser l’importation et l’exportation des pierres22, furent sévèrement critiquées en l’an 2000 par les susnommées ONG qui signalèrent qu’un grand nombre de diamants de sang sierra léonais fut blanchi en franchissant les contrôles négligents. Le Libéria par exemple, dont la capacité de production de diamants n’excède pas 150 000 carats par année, a exporté plus de six millions de carats vers la Belgique entre 1994 et 1998. Selon les mots de PAC, « these figures suggest either massive international fraud, or massive bureaucratic incompetence ».23 Le rapport de PAC suggère plutôt que les diamants de la Sierra Leone sont passés clandestinement vers les pays limitrophes tel que le Libéria avant de gagner Anvers.

Siégée à Anvers, la compagnie diamantaire Rex Diamonds (RD) a joué un rôle considérable pendant la guerre civile sierra-léonaise. Les activités de ses gérants ne se limitant pas aux extractions minières.24 Le directeur d’origine belge Serge Müller se chargea en effet d’une livraison de matériel militaire soviétique25 vers la Sierra Leone en 1998 passant par sa société Chatelet Investment.26 Il n’est cependant pas clair s’il y a eu un lien entre la vente d’armes et le commerce de diamants. Alors que curieusement des téléfax de la transaction ont été envoyés depuis les bureaux de RD à Anvers,27 Müller aurait souligné selon le Washington Post qu’il n’y avait pas eu de lien entre son activité diamantaire et la vente d’armes.28 Également intéressant : Sur les documents de la vente de 1998, qui ont été mis en ligne par le journaliste Damien Spleeters, figure une adresse luxembourgeoise à laquelle aurait siégée sa société Chatelet Investment. Curieusement, le registre de commerce luxembourgeois n’affiche aucune société de ce nom inscrite au Grand-Duché en 1998.

1 Passas, Nikos, « The Genesis of the BCCI scandal ». Dans : Journal of Law and Society, (Mar., 1996) p. 57-58
Mohamed Hamdi
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